Confinements sur le Toit du monde
Lors d’une promenade « liée à mon activité physique personnelle », je rencontre devant l’Institut culturel hongrois, 92 rue Bonaparte, Sous le chapeau, la rêveuse assise sur son banc que nous devons au sculpteur András Lapis. Je m’interroge : bien seule en ce moment, songe-t-elle à son compatriote, Alexander Csoma de Koros ? Pionnier de la tibétologie, il se confina dans une des régions les plus isolées du monde pour faire le premier dictionnaire anglo-tibétain qu’il compléta par une grammaire de langue tibétaine.
Alexander Csoma de Körös, originaire de Transylvanie né en 1784, grand voyageur et grand linguiste, parti à la quête des origines de la langue hongroise, parvient à pied dans le nord de l’Inde, aux confins de l’Himalaya occidental en 1822. Il est contraint de s’arrêter pour des raisons tant politiques, climatiques que linguistiques. Sa rencontre avec William Moorcroft le détourne de son projet : ce vétérinaire en chef de l’armée des Indes, inspecteur général de la remonte lui suggère plutôt d’élaborer un dictionnaire anglo-tibétain pour mieux communiquer avec les populations du pays limitrophe de la colonie anglaise et le met en relation avec un lama.
Ainsi le Hongrois se confine au Zanskar, successivement au château de Zangla et au monas-tère de Pukthal, périodes où il ne rencontre aucun européen, enfin au monastère de Kanum en Himachal Pradesh alors sous protectorat anglais. Il met à profit ces trois résidences et sept ans de confinement pour se consacrer aux études tibétaines.
Zangla, 3 600 m d’altitude (1823-24)
Dans une lettre signée du 28 janvier 1825, Csomo de Körös retrace son itinéraire, décrit les rencontres avec des personnalités de la région et évoque son séjour à Zangla. Assisté du lama Sangsgye Phuntsok auquel il a été confié, il apprend, par l’intermédiaire de la langue persane, la grammaire tibétaine et étudie dans 320 ouvrages imprimés les trésors de la littérature et de la religion tibétaines.
Zangla, situé près d’un affluent du Zanskar, possède une forteresse bâtie dans un site vertigineux qui fut inexpugnable pendant plusieurs siècles. Autour d’un désert de rocaille, ce fort de forme rectangulaire, est une masse blanchie à la chaux. À l’intérieur, une gompa possède quelques statues anciennes. Au dernier étage, jouxtant un grand espace, une petite pièce de 9 m2, basse de plafond, éclairée par une fenêtre minuscule, porte au centre d’un mur les traces noires d’une petite cheminée. Csoma vécut là tout un hiver, se contentant de dire « qu’il faisait si froid qu’il n’osait quitter sa chambre […], il s’en protégeait en étant assis sur une peau de chèvre », les températures pouvant descendre à -32°. Le combustible est constitué de bouses de yack en galettes qui ne fermentent pas à cause de l’altitude et de la sécheresse de l’air.
Quant à la nourriture, montée quotidiennement par son professeur, elle consistait essentiellement en thé sucré mouillé avec la tsampa, farine complète d’orge, et beurre salé.
Pukthal, 4 000 m d’altitude (1825-1826)
Après quelques tribulations avec le lama Sangsgye Phuntsok, les deux hommes se retrouvent pour poursuivre la tâche au monastère de Pukthal du 10 novembre 1825 au 12 août 1826 où la famille du religieux possède une suite de cellules qui se sont écroulées depuis. À l’origine du monastère, une source s’échappe d’une grotte sacrée creusée dans la roche. Habité par un ermite depuis le VIIe siècle, le monastère est devenu un haut lieu spirituel où les moines habitent dans des cellules accrochées à la falaise vertigineuse. Après la mission accomplie dans des conditions non moins drastiques, ils décident de redescendre du Zanskar.
Kanum, 2 500 m d’altitude (1827-1830)
Csoma de Körös s’établit alors au monastère de Kanum où se trouve une importante bibliothèque, il passe trois ans à réviser ses notes rassemblées pour son dictionnaire anglo-tibétain. En mai 1831, il se rend à Calcutta où il prépare la publication de son travail, il fabrique la casse et compose lui-même ses livres, Essay towards a Dictionary Tibetan and English et A Grammar of the Tibetan Language in English, qui paraissent en 1834.
Dès la fin de son contrat de bibliothécaire, passé avec la Société asiatique du Bengale, il entreprend un voyage à Lhassa pour se consacrer enfin à l’étude des origines de la langue hongroise. Il quitte Calcutta en février 1842 mais, atteint de la malaria, il meurt le 11 avril. Après avoir parcouru plus de 9000 km à pied, il repose dans le cimetière anglais de Darjelling, face à la chaîne himalayenne.
Au Sénat, un colloque a été consacré en 1992 à ce personnage hors du commun par le professeur Bernard Le Calloc’h, vice-président de la Société finno-ougrienne, en lien avec l’Institut hongrois où, Sous le chapeau, la rêveuse attend le déconfinement.
Un des lieux de confinement : le château-forteresse de Zangla (Photo prise lors d’un de mes voyages)
Chantal Bouchon