Les vacances de monsieur Virus
Le tout-puissant monsieur Virus ayant opéré une stratégie de repli, nous en avons profité, comme des millions de nos compatriotes, pour prendre nos quartiers d'été. Ils se situent dans une station balnéaire réputée de la côte atlantique dont je ne vanterai pas les mérites pour éviter d’y attirer une cohue préjudiciable à notre tranquillité. Nous bouclons les valises, dans lesquelles je fourre un tas de livres tirés de nos bibliothèques. J'en profite pour signaler à ceux (il peut s'en trouver) que cela intéresse, que je les ai finalement laissées (mes bibliothèques) dans l’état de désordre qui, vous vous souvenez peut-être, m’avait tant tracassé au début du confinement. Sage décision, qui m’a permis de retrouver du premier coup ceux que je cherchais. La voiture ainsi lestée du nécessaire et plus encore du superflu, nous voici lancés sur la belle autoroute des vacances en direction de l’océan et de la liberté retrouvée. Mais le génie français ne connaît pas de limites et, au pays de Descartes, bien des surprises nous attendent.
De nature prudente, voire inquiète, je veille à compléter régulièrement le contenu de mon réservoir à essence et, bien que sachant pouvoir faire le trajet sans m’arrêter, je coupe toujours le voyage d’une halte à mi-parcours pour faire le plein. La station est équipée de pompes en libre-service. C’est commode, plus de queue à la caisse. Je cherche des gants de protection. Point de gants, ou plus exactement un distributeur vide. Je me mets en quête du distributeur de gel hydroalcoolique, rien de tel alentour. Aurais-je manqué un chapitre dans les recommandations officielles ? Je me résous à saisir la poignée de la pompe adaptée à mon type de motorisation (ayant tardé à passer au diesel, je me retrouve, sans l’avoir cherché, à la presque pointe de l’éco-attitude). Heureusement la grasse couche de carburant qui la recouvre me semble valoir tous les désinfectants homologués par les quatre ou cinq institutions nationales et internationales incontournables en la matière.
Bien que nous étant levés tôt, mon scrupuleux respect des limitations de vitesse nous a amenés à cette halte à l’heure précise où l’appétit arrive lui aussi. Vu que j’ai été doublé par 99% des véhicules, nous craignons de trouver les comptoirs déjà vidés par tous ces conducteurs si pressés. Mais non. Par le miracle de la décongélation, le « Parisien » abonde sur le présentoir. Ici tout va bien, distanciation, port du masque, gel à tout-va, etc., etc., le virus n’a qu’à bien se tenir.
Quelques heures plus tard, nous voici arrivés à bon port. Le soleil boude, le vent non. L’usage veut (enfin, « notre » usage) que nous dînions le premier soir dans la brasserie bien connue où se retrouvent depuis des décennies les habitués, locaux ou estivants réguliers. « Votre masque, s'il vous plaît, madame, monsieur ». Grave erreur, nous ne nous en sommes pas munis. Un masque, pour manger au restaurant, n’est-ce pas … Grand seigneur, le maître d’hôtel (ou plutôt faisant fonction de) nous en tend deux, non sans préciser avec délicatesse le prix d’achat du précieux accessoire, dont la modicité, ajoute-t-il avec la même délicatesse, lui permet de nous l’offrir. Nous entrons, nous parcourons les deux mètres qui séparent la porte de la table, nous prenons place et, ô délivrance ! nous sommes autorisés à retirer le précieux écran. Nous sommes rassurés et, d’une certaine manière, assez fiers : pendant deux mètres, nous avons tenu à distance le microbe. Je n’ai pas osé demander si la table avait été désinfectée avant notre arrivée, ni les sièges, ni, ni, ni … Je n’ai pas osé non plus demander à aller jeter un œil dans les cuisines... Il faut savoir faire confiance, n’est-ce pas ?
Quand on s’installe, évidemment, le réfrigérateur est vide et les placards itou ou peu s’en faut. Le lendemain matin, encore un de « nos » usages, nous filons au marché, qui se tient sous de superbes halles refaites à neuf il y a quelques années. D'ordinaire, l’été, c’est une joyeuse pagaille. Et un lieu d’observation privilégié pour qui s’intéresse un tant soit peu à son prochain. On repère bientôt ceux qui n’ont guère l'habitude de faire eux-mêmes leurs courses, qui n’ont aucune notion des quantités, qui s’enquièrent du temps de cuisson des moules, des langoustines, des bigorneaux, qui pour un peu demanderaient si l’on mange les huîtres avec ou sans leurs coquilles. Ou ceux qui savent tout sur tout sans avoir jamais rien n’appris sur rien et qui tiennent à le faire savoir à qui veut les entendre. Cette année, le port du masque, obligatoire, nuit à leur numéro.
Les étals des fruits et légumes sont étrangement cernés de ces élégantes barrières métalliques qui, en d’autres temps et autres lieux, servent à maintenir à bonne distance des personnalités les foules, enthousiastes ou menaçantes. Tomates, salades, fraises ou abricots seraient-ils devenus dangereux, ou plus fragiles ? Se seraient-ils plaints aux édiles de s’être trop fait tâter, palper, retourner ? Les braves commerçants craignent-ils une recrudescence des vols de la part de citadins avides de nourriture saine après deux mois de supérettes ? Nenni ! Il s’agit tout simplement d’éviter le contact de la main saine avec la peau du melon contaminé, à moins que ce soit l’inverse (en ces temps compliqués, on finit par douter). Alors, de masque à masque, on essaie de se faire comprendre de part et d’autre de la barrière anti-manifestation : d'un côté le nombre et le poids, de l’autre le prix. Les médecins locaux signalent, paraît-il, une recrudescence des cas d’élongation des membres supérieurs, tendus au-delà de leurs limites pour saisir les marchandises et la monnaie. Et que dire du terminal de paiement par carte bancaire qu’il ne faut surtout pas toucher (même problématique que celle évoquée ci-dessus concernant la main et le melon) mais dont aucun manuel pratique n’a encore réussi à expliquer le fonctionnement à distance ? Alors on prend sur soi, on fait preuve d’audace, on se penche bien au-delà de la limite autorisée, on affronte la machine infernale, on appuie sur les cinq touches fatidiques (si, comptez, il y en a bien cinq), on retient son souffle en s’emparant du ticket que le commerçant sectionne du bout des doigts, et on s’éloigne dignement pour gagner l’étal suivant où tout va recommencer. Il n’y a que le carré des poissonniers qui ait gardé son allant d’antan. À qui en effet viendrait l’idée saugrenue de tâter, palper, retourner le merlu dégoulinant de glace pilée, la sole gluante, le grondin muni de ses nageoires épineuses, les crabes baveurs et menaçants ?
Tout le monde, je l’ai dit, se protège sous les halles. Le boucher, d’habitude aussi gai qu’un bovidé entrant à l’abattoir, arbore un masque barré d’un large sourire de clown. Un psy y verrait peut-être le signe d’une préférence, en guise de dessert, pour une célèbre marque de crème de fromage, ce qui, pour un boucher, serait un comble. Le charcutier a poussé le souci de protection sanitaire jusqu’à équiper d’un masque chirurgical le petit cochon en bois qui fait le bonheur des enfants au pied de son stand. Mais la palme revient à ce marchand de fruits et légumes qui, témoignant d’un don exceptionnel pour l’anticipation, exerce depuis longtemps son honnête commerce sous l’enseigne Le concombre masqué. Il mériterait une médaille.
Détails que tout cela, me direz-vous, et vous n’auriez pas tort. La saison pourtant ne ressemblera pas aux précédentes. Annulées les manifestations qui pendant deux mois ponctuent la vie de la station. Oubliés les feux d’artifice du 14-Juillet et du 15 août drainant sur le front de mer des milliers d’estivants. Décommandés les traditionnels concerts de jazz du vendredi soir sur la grand-place avec leurs habitués tassés côte à côte sur leurs petits pliants ou esquissant un pas de rock sur le pavé. Pas de rencontres littéraires cette année. Reportées à nul ne sait quand les compétitions locales, régionales, nationales ou même internationales de kite-surf, de beach-volley, de jumping équestre. Renvoyées au rang d’heureux souvenirs les soirées de cinéma sur la plage où les spectateurs masochistes grelottent gaiement sous les étoiles, le séant gelé sur le sable glacé. Fini le concours d’élégance avec son défilé de vieilles voitures, fini le grand pardon de fin août. Sans parler des journées commerciales pendant lesquelles on a du mal à se frayer un chemin parmi la foule attirée comme par des centaines d’aimants vers les étals débordant de marchandises en tous genres.
Là où il se terre pour le moment, le petit virus peut bien s’amuser. Il ignore probablement que chez l’homme l’appétit de vivre l’emportera toujours. Alors, si d’aventure je me réveille un matin l’esprit chagrin, je sais ce que je ferai : j’irai aux halles dire un petit bonjour au joli cochon masqué du charcutier dont l’enseigne vaut tous les sourires : L’Art des Choix !
Jean-Pierre Duquesne
3 juillet