Correspondance inattendue
Paris, le 31 mars
Ma chère Dame,
Il n’est de plus délicieux moment, dans ces longues journées de travail acharné, que celui que je consacre à vous écrire. Ce mal invisible qui continue de se répandre et qui ne cesse de creuser encore un peu plus la distance qui nous sépare m’aura causé bien du tort. Contraint moi-même à une réclusion forcée, je dois donc me résoudre également à ne plus vous recevoir rue Monsieur-le-Prince durant les prochaines semaines. Il a été dit par les autorités compétentes que seules les activités « nécessaires » au fonctionnement de la société seront assurées : commerces de bouche, transports, chantiers, hôpitaux … L’intense activité intellectuelle qui m’anime depuis tant d’années, ce projet complet de réorganisation sociale, politique, spirituelle que je bâtis depuis ma jeunesse ne devrait donc que très peu souffrir de ces conditions particulières, me direz-vous.
Il m’est toutefois bien pénible, au moment où, justement, je cherche le moyen de dépasser la philosophie par la prépondérance du cœur, les penchants égoïstes par le constant souci de l’autre, de constater que le lien social qui, de plus en plus doit concourir au bien-être d’une société menacée à la fois par l’anarchie et le retour à l’archaïsme monarchique, soit à ce point distendu par des circonstances à la fois terribles et inévitables.
Je compense, en vous écrivant, une succession de journées d’agitation nerveuse et d’abattement profond, qui m’ont tenu au lit quelques jours avant l’éclaircie bienvenue de ce matin et la reprise de ce dur labeur.
Quelques petites joies continuent de me faire défaut : mes longues promenades dans le jardin du Luxembourg, la visite régulière de mes amis, Laffitte, Robinet – pourtant voisin – ou l’excellent M. de Blainville que j’imagine cloitré dans son bureau du Jardin des plantes. Mes dîners exceptionnels du vendredi soir me manquent également beaucoup. Ma chère Sophie, munie d’une attestation de sortie officielle, doit faire face à des files d’attente interminables et aux pénuries de certaines denrées essentielles : farine, pain, lait viennent à manquer. Heureusement que sa présence quotidienne et la bonté de son âme m’aident à supporter un peu mieux ce douloureux repli.
Je m’inquiète plus que jamais pour votre santé que je sais fragile. Prémunissez-vous de rajouter quelque embarras en respectant au mieux si vous le pouvez les restrictions en vigueur. Je connais l’exiguïté de votre logis et la promiscuité qui ne manquera pas d’y régner. Mais, pour votre bien, agissez avec la plus grande prudence si vous deviez vous déplacer impérieusement. Il me serait insupportable de vous savoir fragilisée de nouveau.
Puisse l’Humanité toute entière sortir de ces temps douloureux en dévoilant une admirable nature morale qui ne fera que renforcer le sentiment en puissance et bientôt en acte de son unité et de sa solidarité.
Tout à vous,
Auguste Comte
Paris, le 8 avril
Mon cher philosophe,
Je tarde à vous répondre car j’ai passé les deux derniers jours moi aussi dans le repos. Prise de violentes quintes de toux, j’ai dû garder le lit et attendre de voir le médecin qui m’a rassurée sur mon état. Celui-ci m’a fait part de sa grande inquiétude devant le nombre croissant de décès auxquels il doit faire face quotidiennement et de l’encombrement des hôpitaux et maisons de santé. Ce virus semble donc vouloir s’installer durablement.
J’ai un peu de peine de vous savoir convalescent mais du soulagement à lire que cela ne vous a pas détourné de votre labeur. Je vous sais gré de votre débordante bienveillance à mon égard et espère bientôt revenir vous voir rue Monsieur-le-Prince, lorsque ces restrictions seront levées.
Après cette courte période où j’ai senti ma santé chanceler, j’ai bon espoir de me remettre à la rédaction de ce roman qui consume tant mon énergie mais me comble de satisfaction sur bien des points. Quelle joie d’écrire sans autre embarras ! Je compte, dès que le confinement général sera levé, le soumettre à votre jugement, si cela ne vous écarte pas trop longtemps de vos occupations philosophiques.
Nos sorties bien agréables au théâtre italien me manquent bien ainsi que votre plaisante compagnie, mon cher philosophe. Portez-vous au mieux, je vous embrasse tendrement.
Votre affectionnée,
Clotilde de Vaux, née Marie
Paris le 11 avril
Me voilà bien soulagé de vous savoir aussi enthousiaste à l’idée de poursuivre votre œuvre et surtout de lire que vos ennuis de santé n’étaient que de passage. Je vous prodiguerai évidemment tout le conseil et le soutien dont vous aurez besoin.
Depuis ma dernière lettre, j’ai moi-même, petit à petit, recouvré mes forces, me jetant désormais à corps perdu dans la rédaction de ma « politique positive ». Étant comme tout un chacun soumis à ce fatal enfermement, j’essaie d’en tirer vaguement le meilleur parti.
Cette situation me fait d’autant plus comprendre l’importance et l’inéluctabilité de l’avènement d’une philosophie et d’une politique nouvelles. C’est à cette tâche que je m’attelle de toutes mes forces désormais : pouvoir infléchir toujours plus nos penchants vers autrui, réaliser l’entraide réelle entre les prolétaires et les industriels pour tempérer les effroyables dommages des forces de production sur le Grand fétiche, notre terre, que nous nous devons de préserver dès maintenant. À la désorganisation industrielle qui se fait jour depuis le début de ces terribles semaines de réclusion, la réorganisation spirituelle que j’appelle de mes vœux se devra donc d’apporter une réponse nette. Le culte positiviste devra avant tout célébrer, vénérer la beauté et la bonté de l’espace terrestre qui nous protège et nous nourrit. Il ne pourra être exploité industriellement que dans certaines limites, en évitant toute destruction inutile qui ne ferait que compromettre l’ordre général. Il conviendra de développer les obligations morales des industriels et des possédants envers les prolétaires, eux-mêmes solidaires par nature - n’ayant pas d’intérêts à défendre - et générer ainsi le principe de solidarité universel dans l’intérêt général.
Dans cette réorganisation spirituelle, il devient aussi évident que les médecins occuperont une place toute particulière : le digne praticien verra l’être humain comme un tout fonctionnant par synergies et sympathies et saura voir intuitivement l’intime connexion entre le cerveau et le corps. Le caractère éminemment altruiste de leur pratique, la conscience que l’être humain n’est jamais seul et que la plupart des maladies ont une origine sociale, feront d’eux des éléments importants dans la régénération globale de l’Humanité.
Voilà, mon admirable ange gardien, brièvement esquissées quelques bribes de ce vaste programme de réorganisation complète de la société. Celui-là même qui, seul, pourra assurer avec clarté l’avenir de l’esprit humain. L’urgence politique ne sera traitée que par la solidarité et le rétablissement du lien social indispensable à toutes les femmes et à tous les hommes.
En attendant de pouvoir converser avec vous de vive voix sur ces sujets cruciaux, je vous assure toute mon affection.
Amour et respect,
Auguste Comte
Pour copie non conforme,
David Labreure
Paris, 30 juin 2020