Une autre vie
Le vendredi 13 mars, je quitte Paris pour passer un week-end dans la maison de mon enfance, à Toulon.
Les nouvelles s’accélèrent. Le dimanche, il est certain qu’un confinement sera imposé. L’un de mes fils me téléphone. Il a pris la décision de quitter son appartement parisien avec son épouse et ses enfants. Les uns me rejoignent par le train, les autres font une longue route en voiture. Les ordinateurs font partie des imposants bagages, ainsi qu’un volume impressionnant de livres de classe des adolescents.
Nous décidons, pour une quatorzaine, de vivre le plus séparés possible en raison des risques de contagion de la part d’une famille ayant eu de nombreux contacts les derniers jours.
Au sein d’une grande maison, chacun choisit sa pièce pour y installer ses outils de travail.
Et une nouvelle vie, que nous n’avons jamais connue, se met en route.
En semaine, c’est le silence absolu en raison des obligations professionnelles et scolaires. Le wifi marche à plein et, par bonheur, est suffisant. Mon fils et moi nous partageons les courses de ravitaillement, proches et rapides. J’assure les repas. Les recettes se succèdent. Le week-end, dans la joie, les activités sont tout autres : ménage, cuisine faite par mes petites-filles adolescentes, rangement des placards, jardinage, travaux de bricolage, jeux. Et aussi le sport pour ma belle-fille, championne triathlète, qui a installé dans le jardin un vélo performant et pédale, pédale, à n’en plus finir. Elle acquiert rapidement, en course à pied, la parfaite connaissance des côtes les plus rudes autour de notre maison !
Un silence total s’installe autour de nous. La mer, à perte de vue, devient un lac parfaitement plat. Plus aucun bruit de circulation des voitures, plus aucun vrombissement de bateau. Il est interdit d’aller sur la plage, toute proche de la maison.
Mais de la route du littoral, nous voyons une eau transparente que nous n’avons jamais connue. L’air étant particulièrement pur, nous apercevons au loin des iles, invisibles jusque-là.
Nous renonçons progressivement à écouter les nouvelles, tant elles sont anxiogènes. Seule une émission culinaire vient nous distraire chaque soir.
Nous vivons ainsi pendant plus d’un mois, dans une bulle familiale, joyeuse et heureuse, isolée, hors du temps. Nous fêtons les anniversaires. Les Zoom se succèdent avec la famille, dont une partie bien lointaine, et les amis. Cet isolement est l’occasion de reprendre des contacts que nous n’avions plus.
Un jour, une voisine sonne, pour proposer que dans la rue, chaque jour à 19 heures, nous ayons quelques échanges avec les familles de quatre maisons proches. S’installe alors par les fenêtres un petit moment distractif : chacun choisit un morceau de musique de quelques minutes, puis propose un quiz sur différents sujets. Ce moment distractif devient un plaisir quotidien, créant des liens sympathiques avec des personnes jusqu’alors inconnues.
Le passage d’amis demeurant à proximité est également un plaisir. Respectant l’éloignement imposé, pendant quelques minutes, de nos fenêtres donnant sur la rue, nous échangeons nos impressions sur cet isolement forcé.
Au fil des jours, la nature s’éveille. Le soleil chauffe davantage. C’est la naissance des fleurs du printemps. Géraniums, dipladénias, iris, bougainvilliers, particulièrement bien soignés, explosent.
Huit semaines plus tard, après un déconfinement progressif, la fin de cette période approche. La vie timidement réapparait. Nous voyons autour de nous quelques commerces reprendre une petite activité. Le marché de fruits et légumes que nous fréquentons, totalement fermé jusqu’alors, dispose un matin de trois étals, bien isolés les uns des autres.
Vaincu par un microscopique virus, le Charles-de-Gaulle rentre au port. Le cœur serré nous le voyons passer.
Fin mai, c’est le retour des uns et des autres vers Paris. Il n’est pas facile de s’extraire de cette bulle de calme et de tranquillité.
Nous avons découvert une autre vie pendant plus de deux mois, faite de silence, de respect de la nature, d’absence de toute consommation hors le nécessaire vital. Une vie plus saine, largement dépouillée de l’inutile.
Nous avons vécu cette période en étant conscients de notre privilège d’être ainsi en famille, dans un lieu qui nous est cher. D’autres n’ont pas eu cette chance. L’isolement, la solitude, la promiscuité, les mésententes familiales ont été redoutables pour certains. Que d’inégalités ont connues nos concitoyens ces dernières semaines !
Rêvons d’autre chose !
Claudine B. Esper
14 juin 2020