Paris en avril
Chargés de porter à la collaboratrice d’un important journal* un texte urgent à l’autre bout de Paris, nous avons constaté que, même avec un métro élastique ou un compas complaisant, nous ne pouvions pas respecter la distance réglementaire chichement concédée par l’Administration.
Nous avons été contraints de remplacer la simple marche à pied par un véhicule à moteur, et, après mûre réflexion, nous avons écarté les voitures trop voyantes, telles que les ambulances ou les véhicules de pompiers, et notre choix s’est porté sur une voiture banalisée, et mieux, de couleur noire. Quant au conducteur, nous avons choisi une chauffeuse dont le visage était masqué par un gros foulard ne laissant distinguer qu’une chevelure abondante et deux yeux noirs.
Ayant ainsi neutralisé le véhicule, confortablement assis à l’arrière, nous nous sommes engagés dans cette expédition audacieuse et, rasant les murs ou plutôt les caniveaux, nous nous sommes dirigés vers le but de notre voyage. Le véhicule étant nanti de ce type d’appareil que la jeunesse désigne sous le nom de « portable », nous avons pu aviser le destinataire de notre approche.
La voiture à peine arrêtée, en quelques enjambées je parviens jusqu’au lourd vantail qui, tournant sur ses gonds, laisse passer une main avide qui se saisit de la précieuse enveloppe. Le portail se referme lentement. La première partie de l’expédition était ainsi accomplie. Il fallait organiser le repli.
Lorsque l’on craint un contrôle, la stratégie veut de ne jamais revenir par le même chemin. Nous décidâmes de réaliser un large mouvement tournant en traversant le XIIIe arrondissement avant de se rabattre vers la Seine, ce qui nous fit découvrir la Butte-aux-Cailles où s’est livrée en mai 1871 la plus sanglante bataille de la Commune. La Butte-aux-Cailles est un mamelon au sommet duquel débouchent huit rues, chacune fortement inclinée, ce sommet formant une petite place, la place de la Commune. Les communards y avaient construit une formidable barricade qui, sous les ordres de Wroblewski, un Polonais émigré, résistait à tous les assauts des Versaillais. Ceux-ci durent écraser, par l’artillerie, la barricade et les maisons. Un millier d’hommes entraînés par Wroblewski réussirent à s’échapper et à passer la Seine pour continuer le combat.
Suivant alors le chemin qu’ils avaient emprunté pour se dérober, nous avons continué notre savante manœuvre en contournant le parc Montsouris puis, rejoignant le quartier Saint-Marcel, nous avons longé la Salpêtrière et la gare d’Austerlitz jusqu’à la Seine. Et, suivant les quais jusqu’au boulevard Saint-Germain, nous avons pu rallier la rue Chomel sains et saufs.
Paris était baigné d’une belle lumière. Aucun uniforme ne s’est manifesté. Et Le Lien fut diffusé à la date prévue.
Geoffroy Gaultier
(1er mai 1927-2 juin 2020)
* Il s’agit du bulletin familial Le Lien.
Nous remercions Marie-Noëlle Gaultier, sœur de Geoffroy Gaultier, et Nicolas Brillaud, président du Lien, de nous avoir autorisés à publier cette traversée de Paris pendant le confinement, rédigée par notre sociétaire quelques semaines avant son décès.