L'instit' masqué
La petite élève, qui sait lire mais principalement sur les lèvres, se demande ce qu’elles peuvent bien dessiner sous le masque : « ffffffff » ? « vvvvvvvv » ? Sale temps pour les dysphasiques. Gros temps pour les allergiques aux textiles synthétiques. J’étouffe un peu, ma voix ne se ressemble pas, il fait vite chaud là-dessous. J’éternue dans mon coude et donc dans mon masque, renonçant à chercher la portée de ce double geste barrière.
Mes collègues de travail et moi avons tous connu un temps d’acclimatation au port du masque. Je dois reconnaitre que je soulève de temps à autres l’armature rigide du mien pour évacuer le trop-plein de dioxyde de carbone, de responsabilisation sanitaire, de barrières. En classe, il m’arrive de regretter le temps du confinement qui fut pourtant la bouée de sauvetage pas très bien gonflée de l’enseignement. Si la présence à l’école reste le b.a.-ba de l’enseignement de la lecture, nous avons malgré tout réussi à sauver quelques meubles pendant le confinement. Retour sur ces deux mois hors norme.
Ma classe « distancielle » en a connu de toutes les couleurs. J’ai très rapidement consenti à communiquer mon numéro de téléphone à mes petits élèves et surtout à leurs parents. Je devais assez vite renoncer à les appeler en « émetteur masqué » car je suis resté la première semaine de confinement bredouille, laissant d’hésitants messages téléphoniques sur les improbables messageries de mes parents d’ouailles qui rechignaient à répondre à mes appels anonymes. Puis, quand j’ai consenti à ne plus avancer masqué (cela ne durerait pas), je les ai eus en ligne. J’ai fait le choix de la visioconférence, par goût pour les challenges technologiques et aussi parce que je n’avais pas trop le choix, ne pouvant pas me satisfaire d’hasardeuses fiches de lectures envoyées sur l’environnement numérique de travail et qui n’auraient jamais été lues, faute d’imprimante, de motivation, de sentiment de nécessité. Alors je les ai vus, mes petits élèves, sur l’écran de mon ordinateur et dans leur environnement familial de travail, comme à la maison et pour cause. Au début ils restaient la bouche grande ouverte de me voir apparaître sur le téléphone de leurs parents et de leur demander les mêmes choses qu’en classe : de lire par syllabe, de ne pas lever le nez avant d’être arrivé au bout du mot, de relire chaque mot en entier une fois ses syllabes ânonnées. Et puis ils se sont habitués. On entend souvent dire que « les enfants sont des éponges ». Je n’aime pas du tout cette expression. Je ne voudrais pas qu’on dise cela des miens. Pourtant, si tel est le sens de cet adage convenu, il faut bien reconnaître qu’ils absorbent tout, jusqu’au fonctionnement surréaliste d’un préceptorat numérique auquel personne n’avait été préparé.
Ce fut néanmoins plus difficile pour les plus observateurs et curieux d’esprit d’entre eux, trop étonnés de me découvrir dans mon intérieur pour parvenir à se concentrer durablement (mes séances ont duré cinquante minutes) sur le manuel de lecture. J’ai finalement pris soin de m’auto-cadrer sur fond blanc afin de ne pas gâter l’implication de ces enfants dans leur tâche. Sans doute ont-ils déjà oublié le détail des arrière-plans de nos séances initiales : tantôt ma bibliothèque, ma cuisine, mes enfants qui déambulent, le placard de la cuisine qui est resté ouvert.
Une fois résolues les questions de mise en scène, il a fallu s’attaquer aux problématiques techniques. Et cela ne s’est pas arrangé quand, par souci de préserver un peu ma vie de famille passé 18 heures et dans l’intention de reconstituer une ambiance de classe aussi factice soit-elle, j’ai décidé de faire la classe en visio par petits groupes de trois ou quatre élèves, poussant ainsi un peu plus loin le challenge technologique de la « classe à la maison ». N’étant pas moi-même toujours à l’aise avec l’outil informatique, et surtout pas naturellement câblé pour exercer la fonction de conseiller informatique, je me suis pourtant retrouvé dans l’inconfortable position du hotliner que l’on n’entend pas très bien, de l’autre bout du réseau, mais qui dispense inlassablement ses conseils technologiques : « Avez-vous essayé d’éteindre puis rallumer ? ». J’ai passé autant de temps à conseiller les parents sur la prise en main de leur logiciel de visioconférence qu’à expliquer que le g et le n font gn. Je me suis senti à plusieurs reprises un peu seul et désespéré, à répéter gné, gna, gne, et à me le faire répéter par des élèves perdus dans le vent et le brouillard d’une installation informatique inadaptée aux exigences de la classe à distance. J’ai parfois fait rire mon entourage : gné, gna, gne. En dépit de l’urgence de ne laisser personne « au bord du chemin », la situation était des plus cocasses.
Cocasse également mon petit élève qui finissait une boisson cocasse-collasse en me dévisageant dans l’écran, refusant obstinément de travailler, et que j’ai dû gronder comme à l’école, mais pour de faux. J’ai dû gronder sa mère aussi parce qu’elle lui parlait quand il travaillait ou qu’il faisait semblant. J’ai grondé son frère parce que ce n’était vraiment pas le moment de faire tout ce bruit. Mais mon petit élève a pris la défense de son frère : le bruit venait de chez les voisins.
Le bord du chemin, c’est eux.
C’est du passé. Nous avons rouvert l’école déjà deux fois : une première en mai, une deuxième début juin. Et voici que lundi prochain, tous les élèves seront invités à reprendre le chemin de l’école. Nous serons le 22 juin et nous attaquerons la dernière quinzaine de classe, celle où, chaque année, une partie des élèves dans nos écoles populaires a déjà mis le cap au sud, celle où l’on prépare la kermesse, les commandes, les vacances. En général, autour du 22 juin, on relâche la pression. On sort des jeux du placard, des jeux pédagogiques s’entend. L’été s’installe, les récréations rallongent, nous sommes moins regardants sur le registre des présences. Mais cette année, le 22 juin, ce sera la quatrième rentrée d’une année tout à fait exceptionnelle.
Vincent Duquesne
17 juin 2020