La croisière ne s’amuse plus
Juin 2020. La vie semble avoir repris son cours dans la capitale. Les terrasses et les trottoirs débordent à nouveau de Parisiens, heureux de se retrouver attablés pour partager l’apéro. Le temps du confinement nous semble déjà loin même si l’actualité internationale nous rappelle que dans certains pays l’épidémie progresse encore.
Déconfinée, je profite moi aussi de cette liberté enfin retrouvée. J’arpente les rues du quartier, vais m’étendre sur les pelouses du jardin du Luxembourg, prends mon vélo pour retrouver famille et amis disséminés aux quatre coins de Paris. La vie reprend son cours et les liens sociaux distendus, virtuellement entretenus, se tissent de plus belle.
La vie a repris son cours et pourtant, je n’en profite pas autant qu’il le faudrait. Un petit poids m’alourdit le cœur. Une partie de moi est restée confinée sur le bateau duquel j’ai débarqué le 28 mars dernier dans le port de Rio de Janeiro, au Brésil. Je ne peux pas m’empêcher de penser à tous mes camarades et collègues restés à bord depuis tout ce temps. Certains d’entre eux n’ont pas vu leurs amis, leurs parents, leurs enfants depuis plus de 10 mois et, trafic aérien limité oblige, le confinement se prolonge pour eux dans les coursives et sur les ponts d’un luxueux yacht de croisière amarré à quai dans un port français de Méditerranée.
Mars 2020. L’histoire commence à Ushuaia, tout au bout du continent américain, en Argentine. C’est d’ici que partent les bateaux de croisière qui s’aventurent encore plus au sud, jusqu’au grand continent glacé. On surnomme d’ailleurs la ville « la porte d’entrée vers l’Antarctique ». Je travaille comme guide d’expédition, naturaliste et conférencière sur un bateau de croisière d’une compagnie française spécialisée dans le tourisme polaire.
Le mois de mars marque la fin de l’été austral dans cette partie du monde et la croisière qui débute doit nous emmener jusqu’à Valparaiso, en passant par les fjords de Patagonie. Quinze jours de navigation dans les canaux chiliens, à la découverte des glaciers qui s’écoulent majestueusement entre les vallées verdoyantes où une faune et une flore uniques au monde survivent dans des conditions dantesques. Canal Beagle, Détroit de Magellan, cordillère de Darwin… Les récits d’explorateurs et l’histoire des populations autochtones prennent forme et s’incarnent dans ce décor. Cette croisière s’annonce grandiose !
Nous sommes au début du mois de mars et les nouvelles qui nous parviennent d’Europe ne sont pas rassurantes. La pandémie se développe à toute allure mais nous sommes si loin, isolés du reste du monde, que nous réalisons mal son ampleur. Le 11 mars, nous faisons escale à Punta Arenas, ville la plus méridionale du Chili installée sur les rives du détroit de Magellan. Le long pays d’Amérique du Sud n’est pas encore touché par le virus. Les passagers débarquent et prennent part à des excursions à la découverte de la ville et de son histoire. Le soir, l’équipage profite également de cette nuit à quai pour sortir du bateau, rare et précieux moment de loisir et de liberté pour toutes et tous. Insouciants, nous sommes alors bien loin de nous douter que c’est la dernière fois que nous mettons pied à terre avant un long moment.
Notre navigation vers le nord, le long de la côte chilienne, se poursuit. Nous croisons la route d’otaries à crinière et des petits dauphins curieux s’approchent de nos Zodiac dans la baie où le bateau est ancré, face à l’imposant glacier El Brujo (glacier du sorcier). Le lendemain, notre itinéraire prévoit un débarquement à Caleta Tortel mais quelques heures avant notre arrivée, la nouvelle tombe : un cas de covid-19 est suspecté dans le petit village isolé, niché dans les méandres du fleuve Rio Baker. Impossible de s’y arrêter. Le risque est trop grand. Si le virus s’invite à bord, il se propagera comme une traînée de poudre. Presque tous les marins ont entendu (ou vécu !) des histoires d’épidémie de grippe ou de gastro-entérite. C’est l’un des scénarios que l’on redoute le plus sur un bateau. Le commandant prend alors la décision de sortir des fjords chiliens, rejoindre le large et filer le plus rapidement possible vers Valparaiso pour débarquer nos passagers dans l’espoir de les rapatrier vers leurs pays d’origine respectifs : la France, l’Australie et les États-Unis. Commence alors une longue errance qui nous mènera du Pacifique-Sud jusqu’au Brésil, en traversant le détroit de Magellan d’ouest en est, le sens inverse de celui qu’emprunta le navigateur portugais lors de la découverte du fameux passage en 1520.
Chaque jour, un nouveau scénario s’improvise. Le Chili a fermé ses ports. Impossible d’y débarquer. Nous faisons alors demi-tour. Retour au point de départ : Ushuaia. Nous apprenons que plusieurs navires de croisière attendent, dans le port austral, d’obtenir les autorisations pour débarquer leurs passagers. Pas la peine de s’aventurer de nouveau dans la zone, ce serait une perte de temps. Cap vers l’embouchure du Rio de la Plata, où deux opportunités potentielles s’offrent à nous : les ports de Buenos-Aires, en Argentine au sud du fleuve ou Montevideo, la capitale uruguayenne au nord. Nous faisons de belles observations d’albatros hurleur – le plus grand oiseau du monde dont l’envergure atteint en moyenne 3,10 mètres et d’autres oiseaux marins qui tournent autour du bateau profitant de corridors aériens favorables. Nous aurons même la chance d’apercevoir une baleine bleue, le magnifique rorqual à la peau céruléenne aux proportions démesurées : 30 mètres de long, 150 tonnes. Les passagers et plus encore les guides exultent. C’est tout simplement le plus grand animal de notre planète. Quel spectacle magnifique !
Le 21 mars, après plus 1 400 milles nautiques avalées en quelques jours soit près de 2 600 kilomètres, nous faisons escale à Montevideo pour un ravitaillement. Personne n’est autorisé à sortir. Seuls les palettes remplies de vivres empilées sur le quai disparaissent dans le ventre du bateau après avoir été méthodiquement désinfectées. Dans cette longue dérive d’un océan à l’autre, nous avons gagné plusieurs degrés. Passagers et membres d’équipage profitent du soleil sur les ponts extérieurs en observant le paysage, un port industriel dépeuplé. La frustration de ne pas pouvoir mettre un orteil à terre est palpable. Nous repartons.
C’est finalement le Brésil et la magnifique Rio de Janeiro qui nous accueillent, une semaine plus tard. La chaleur est étouffante et le décor hallucinant. Les plages de cartes postales sont désespérément vides. Comme un symbole, le Christ Rédempteur du Corcovado nous ouvre grand les bras, dans un ciel sans nuage. Nous sommes le 28 mars et nous aurions dû débarquer une semaine plus tôt à des milliers de kilomètres de là, de l’autre côté du continent. Et finalement, après des jours d’errance en mer, où les plans de route étaient chaque jour changeants, la nouvelle tombe : nous allons pouvoir débarquer et tous les passagers vont être rapatriés. Je pouvais choisir de rester à bord et d’entreprendre une traversée transatlantique dans le but de ramener le bateau vers la France. Je décide de m’envoler avec les passagers et de me rapprocher ainsi plus rapidement de ma famille et de mes amis.
Le jour du départ, je fais mes adieux à mes camarades de galère. Personne n’imaginait vivre une telle aventure. Des liens très forts se tissent toujours sur le bateau entre membres de l’équipage, mais cette fois-là c’est différent. Quelque chose de plus fort nous rapproche désormais. Le sentiment d’avoir vécu une aventure humaine extraordinaire.
Gantée, masque sur la bouche et le nez, me voilà projetée dans le monde extérieur. La vie « de dehors » m’apparaît étrangement hostile. L’aéroport international de Galeão que j’imagine en temps normal grouillant de touristes et passagers est bien triste. Le vide résonne contre les rideaux de fer qui barrent l’entrée des boutiques. Les vendeurs de la zone duty free s’ennuient. J’envoie des nouvelles à mes proches sous forme de petits reportages vidéo. La France est confinée depuis deux semaines et j’atterris à Paris dans l’un des rares avions encore autorisés à se poser.
Juin 2020. J’ai vécu le confinement dans les meilleures conditions possibles et je me réapproprie aujourd’hui ma liberté avec un zeste d’amertume. Un sentiment d’injustice me tenaille, celui d’avoir pu rentrer si facilement dans mon pays tandis qu’à Marseille les membres de l’équipage originaires majoritairement des Philippines ou d’Indonésie attendent encore de pouvoir rejoindre le leur. À tous les marins encore confinés, je souhaite que les frontières s’ouvrent à nouveau et que la distance qui les sépare de leurs proches depuis si longtemps s’évanouisse enfin.
Oriane Laromiguière