Portrait d’un collectionneur confiné
Je suis un collectionneur passionné. Je suis un collectionneur de cartes postales, cela peut paraître bien futile aux yeux des vrais, des grands collectionneurs. Pour tout dire, je suis un collectionneur ordinaire.
Cette addiction pour ces images m’est venue de leur extraordinaire variété. Il existe mille formes de cartes postales, celle du poilu qui écrivait du fond de sa tranchée ou la réponse réconfortante de la mère, de l’épouse, de la marraine ; il en est d’autres qui immortalisent un événement, un personnage, celles qui sont de simples supports publicitaires, les nombreuses cartes de vœux, sans oublier les cartes plus légères, gauloises ou même vulgaires.
Celles qui me passionnent, il faut bien se retreindre, concernent les lieux, les monuments, les paysages. Pourtant c’est encore trop, il faut se restreindre un peu plus et moi, j’ai choisi Paris et, plus précisément, notre arrondissement ! Cette passion, j’aime la faire partager et, d’ailleurs rien ne me flatte plus que d’être sollicité pour une conférence ou une publication.
Finies les visites du samedi dès potron-minet à la brocante de la porte de Vanves, finis les vide-greniers, fini le marché aux livres de Brancion, finies les puces de Saint-Ouen, finis les bouquinistes du bord de Seine. Mais surtout finie l’excitation de la quête, de l’image unique qui manque, finies l’attente, la surprise et la joie de la découverte, mais aussi la déception d’une journée bredouille pleine de l’espérance du lendemain ! Car dans ce jeu, je suis comme le chasseur à la recherche de sa proie, comme le limier à la recherche du criminel où comme tout chercheur à la recherche de son graal ! Pourtant j’en ai déjà combien ? mille ? deux mille ? des milliers ? je ne sais !
Comment assouvir ma passion en ce temps de confinement où la chasse m’est interdite ? Je reste en tête à tête avec mes trophées. Je les regarde : Il y a mes préférées, les grands monuments, le palais du Luxembourg et le Sénat qui tiennent la vedette, Saint-Germain-des-Prés et bien sûr Saint-Sulpice, l’Odéon et les facultés, Montparnasse, l’Institut, la Monnaie, les Quais …
Les contempler, il me faut d’abord les classer, les inventorier et parfois les identifier, ce que je n’ai jamais le loisir de faire en temps normal. Je décide résolument de les classer, mais comment ? par éditeurs, par numéros de collection ou de série (ce qui permet de connaître les manques) ; pour un grand monument ? par où commencer ? l’extérieur ? puis l’intérieur de l’édifice ? selon quel sens ? celui des aiguilles d’une montre ? l’ordre n’est pas évident. Plus précisément, les plans généraux puis les détails en suivant quel chemin logique ? Et la multitude des cartes que je n’ai pas identifiées précisément ? celles des perspectives de rues ou de places, de façades transformées, de devantures de boutiques ou de brasseries disparues. L’ordre de numérotation des adresses dans les rues n’apparaît pas toujours.
Que peut-on faire réduit à une heure de promenade par jour et dans un rayon d’un kilomètre ? Voilà les motifs de promenade dont j’ai usé dans les limites autorisées : si vous avez vu quelqu’un le nez en l’air, absorbé et méditatif, arpenter votre rue, des cartes postales à la main, il ne s’agissait pas d’un illuminé, c’était moi cherchant à identifier les adresses des devantures de magasins, de restaurants ou de boîtes de nuit aujourd’hui disparus, examinant le détail d’une porte, de moulures, d’un fragment de façade ou de garde-corps visibles : un vrai travail d’enquêteur.
Parfois le découragement me guette, à quoi bon tant d’efforts et de peines ? Des images de monuments, il y en a pléthore aujourd’hui, bien plus belles, nombreuses, colorées. Et moi, je collectionne à grands frais de vieux bouts de cartons jaunis et défraichis. Ces idées noires ne durent pas longtemps. Il ne faut pas hésiter à sortir de l’agrément de la visite et de la recherche.
Une carte postale, ce n’est pas seulement une image du passé, c’est un geste d’affection, une forme de visite, un souci d’échange du voyageur avec celui qui reste confiné chez lui, par l’évocation de personnages, d’événements, de lieux, d’histoires. Il suffit de retourner la carte, on trouve le message laconique ou prolixe, émouvant ou factuel, explicite ou allusif qui donne à son destinataire le sens de l’image envoyée. Parfois, on bute sur des silences. Alors on s’évade, on laisse la place au rêve. Rêver à la demoiselle au si doux prénom, à l’adresse qui en retour nous fait voyager de ville en ville, de pays en pays.
Ces rédacteurs et ces destinataires aujourd’hui évanouis nous apportent des messages de vie. Non, ces photographies, ces mots, ces signatures, ces dessins ne sont pas de vieux bouts de carton jaunis. Nous sommes leurs correspondants involontaires et improbables, parfois indiscrets ; leurs messages, d’amitié, d’amour et de tendresse sont des instants de vie, de leur vie inconnue et mystérieuse, toujours présente, qu’ils nous font pourtant partager.
Gabriel Thibon.
Paris, 18 mai 2020