Voyager à l’étranger en période de confinement
Le 16 mars 2020, nous embarquions pour un voyage inédit dont la ligne d’horizon était ce qu’encadraient les fenêtres, et les confins, les murs de nos appartements. Sa durée, avait-on prévenu, serait d’environ 45 jours.
Pourtant, à la barre de mon clavier, les yeux rivés sur l’écran de mon ordinateur portable, entourée par les documents qui allaient servir de sources au « travail à distance » durant cette période, je m’installais sans m’en douter pour un tour du monde inattendu en plein cœur du XIXe siècle.
Franchissant sans vergogne des frontières verrouillées pour cause d’épidémie, je me trouvais en Suisse chez Ferdinand Keller qui venait de fonder la Société des antiquaires de Zurich. Il m’expliqua qu’il voulait ainsi encourager les recherches préhistoriques à la suite de découvertes archéologiques qu’il venait de faire. Il était tout fébrile car on venait de trouver des restes lacustres.
Après quelques jours passés à visiter des sites du canton de Zurich, je pris la route pour Vienne. Là, le chevalier Joseph Calasanza von Arneth me fit découvrir les merveilles du Cabinet impérial des monnaies et coins dont il avait la garde. Il les avait minutieusement inventoriés et décrits dans un impressionnant catalogue. Il espérait bien pouvoir les mettre en valeur dans un musée consacré aux beaux-arts.
Le laissant à son projet, je mis cap au Sud, direction l’Italie. Je fis d’abord une halte à Modène. Arneth m’avait conseillé d’aller voir une autre collection de médailles, celle du musée de la ville sur laquelle veillait l’abbé Celestino Cavedino, qui enseignait aussi la numismatique à l’université de Modène. Ce numismate passionné était un correspondant très fidèle de notre Académie des inscriptions et belles-lettres.
Après cette découverte, je quittais l’abbé pour gagner Rome où je souhaitais me perdre dans les ruines du Forum. Mais c’était sans compter avec les hasards des séjours artistiques et scientifiques qui y fleurissaient alors. Ce « carrefour de l’Europe » voyait en effet s’y côtoyer les pensionnaires de l’académie de France, les artistes en quête d’inspiration et de modèles, les amoureux de l’Antiquité, les jeunes nobles faisant leur Grand Tour ou les simples voyageurs.
C’est ainsi que je tombais sur Albert Dumont qui était en train de faire ses bagages : heureux directeur de l’École française de Rome, il s’apprêtait pourtant à la quitter pour prendre la direction de l’École française d’Athènes ! Il eut quand même le temps de me raconter que, lors de son expédition en Morée, Abel Blouet avait découvert l’emplacement du temple de Zeus à Olympie et qu’il trouvait cette découverte fondamentale pour l’histoire du site. Dans mes déambulations, je rencontrais l’architecte toulousain Antoine Bibent en train d’admirer le Panthéon. Il me proposa de l’accompagner à Naples. En chemin, il me raconta comment il avait dû écourter, à grand regret, pour des raisons de santé, l’expédition en Égypte organisée par Champollion ; ce voyage interrompu le laissait d’autant plus amer qu’il avait été pour lui l’occasion d’assister au décryptage de la pierre de Rosette, de rencontrer Théodule Devéria et Mariette, qui creusaient à Saqqarah, et de croiser Frédéric Cailliaud de retour d’Éthiopie avec ses cargaisons d’objets destinés au musée du Louvre. Ce dernier lui avait donné des nouvelles d’Amédée de Caux de Saint-Aymour, qui, après avoir sillonné le Soudan, l’Éthiopie, l’Abyssinie, faisait route vers la Grèce.
Les oreilles débordant de ces récits exotiques, j’hésitais sur la direction à donner à mon voyage. Le coup de grâce vint de René Cagnat. Ce normalien rentrait d’une campagne de fouilles en Tunisie et souhaitait faire des comparaisons avec des objets conservés au musée archéologique de Naples. Infatigable narrateur ayant senti que je constituais une victime captive aux récits de découvertes, il voulut se faire l’écho des voyages d’exploration en cours dont il avait ouï parler. Pendant que le baron Joseph de Baye sillonnait la Russie et le Caucase et s’intéressait aux Kirghizes, Édouard Bonvalot crapahutait aux Indes après avoir traversé le Pamir, continuait par le sud de la Russie, entrait au Turkestan chinois, franchissait les passes du Tibet, passait en Chine et arrivait à Hanoï. De son côté, Jean-Marie Bachelot de La Pylaie avait traversé l’Atlantique pour gagner l’Amérique et séjournait à Saint-Pierre-et-Miquelon. Il s’apprêtait à gagner New York pour y retrouver Amédée Chaumette des Fossés, quand lui était parvenue la triste nouvelle : ce dernier avait péri en mer au nord de Panama. Ironie du sort pour ce diplomate qui avait entrepris des expéditions dans le Grand Nord, avait été en poste au Pérou, mais relevé de ses fonctions, car on lui reprochait de s'être beaucoup plus occupé d'ethnologie et de géographie que de diplomatie !
Je le laissais continuer ses récits. La tête me tournait Qu’était donc mon voyage face à ces expéditions lointaines, souvent périlleuses, parfois dangereuses ? Une seule issue : regagner Paris !
Le regard dépassant les hautes plantes vertes qui barrent la porte-fenêtre de mon séjour au-delà de l’écran de mon ordinateur et considérant sans les voir les arbres désormais parés de belles feuilles du jardin intérieur de la résidence, je fus brusquement tirée de ma rêverie par l’alarme de mon téléphone… J’avais une audio-réunion pour préparer le retour « en présentiel » au bureau !Le retour à la vie « normale » était fixé au 8 juin…
Mais que s’était-il donc passé ? En consultant mes fichiers, je compris qu’en établissant les notices biographiques des savants rencontrés dans l’inventaire des archives de la Société des antiquaires de France, mon esprit, confiné par nécessité, avait pris une voie détournée pour s’évader et fait siennes les aventures planétaires de certains d’entre eux, faisant fi de la chronologie, des latitudes et des longitudes... et mon tour du monde avait duré 85 jours !
Claire Béchu-Bénazet
Paris, 3 juin 2020