Tenir boutique par gros temps
Et le rideau tomba.
Le rideau de fer de ma boutique, s'entend. Car j'exerce l'honorable métier de boutiquier, joli mot de la langue française hélas passé de mode. Cela s'est passé le samedi 14 mars 2020, après l'allocution télévisée du Premier ministre. J'étais resté après la fermeture pour terminer l'inventaire de mon stock. Opération simple dans son principe, mais forcément un peu délicate lorsque c'est la première fois. Car il faut vous dire que mon petit commerce s'apprêtait à fêter son premier anniversaire. Et c'est pourquoi, ce maudit samedi soir, le moral du boutiquier tomba en même temps que le rideau de fer de sa boutique.
L'avais-je désirée, cette reconversion ! Foin désormais des réunions jusqu'à pas d'heure avec les actionnaires américains, des objectifs sans cesse revus à la hausse, des résultats jamais assez bons, du toujours plus avec toujours moins, du sentiment diffus que, quoi que vous fassiez, vous ne donnerez jamais satisfaction, que, que, que … Alors j'ai tiré ma révérence et je me suis mis à mon compte. Dans du concret. Avec de comptes à rendre qu'à soi-même (enfin, là, j'ai vite compris qu'il y avait quand même des contingences auxquelles je ne pourrai pas échapper et qui portent les doux noms de fisc, banquier, sécurité sociale, sécurité tout court, j'en passe et des moins bonnes). Ces presque douze mois n'avaient pas été faciles, mais les choses prenaient corps, une clientèle se constituait jour après jour, mon regard devenait plus sûr dans le choix des produits, des prix, des quantités. J'avais même embauché une collaboratrice à temps partiel dont la présence me dégageait du temps justement pour mieux préparer l'avenir. Et voilà qu'un minuscule organisme venu du bout du monde venait sans crier gare interférer dans mon beau projet ! Allais-je lui laisser le champ libre ? Non, le virus ne pouvait pas, ne devait pas gagner sur ce tableau ! Résister, certes, mais comment ?
Car la situation s'impose à moi comme à mes 67 millions de concitoyens : à compter du mardi 17 mars, me voici confiné. La différence entre un État et un boutiquier, c'est que le premier peut décider, du moins l'ai-je entendu dire, de dépenser « quoi qu'il en coûte », tandis que le second, s'il veut survivre, doit équilibrer ses recettes et ses dépenses. Et quand les unes disparaissent du jour au lendemain, ce qui est mon cas et celui de mes centaines de milliers de semblables, le boutiquier doit se débrouiller pour faire disparaître les autres et si possible à la même cadence. Mon forfait téléphonique illimité aura prouvé ici son utilité et la batterie de mon appareil sa résistance. Je négocie, âprement, avec mon bailleur le report du paiement de mon loyer. Voilà une charge en moins. Je déclare ma collaboratrice en chômage technique (je l'avais bien sûr prévenue auparavant). Et de deux.Le banquier n'est guère plus enthousiaste pour aménager le calendrier de remboursement de mon prêt et de mon avance de trésorerie. Et de trois. J'avais noté soigneusement les coordonnées des organismes publics encouragés par les autorités à apporter leur concours aux très petites entreprises, autoentrepreneurs et autres indépendants. Je téléphone, je téléphone, je téléphone, je n'imaginais pas composer un jour à la file autant de numéros de téléphone. Je dois à la vérité de reconnaître que, lorsque je suis (enfin) en communication avec l'interlocuteur idoine, les choses se passent bien. Voilà pour ce que dans le jargon des comptables on nomme les charges fixes (attention ! je n'ai rien, mais vraiment rien, contre les comptables, j'en connais de très proches, et non des moindres).
Mais dans le même temps, et contrairement à ce que le commun des mortels pourrait penser, la vie des affaires continue, portée par une inertie redoutable. J'emploie le mot « inertie » dans son acception physique, c'est-à-dire la propriété qu'ont les corps de ne pouvoir modifier d'eux-mêmes l'état de mouvement dans lequel ils se trouvent (définition relevée dans le Dictionnaire encyclopédique Quillet). Les commandes que j'avais passées ont vocation à être livrées. Dans un commerce de détail comme le mien, c’est plus d’une centaine de fournisseurs à contacter. Avec chacun, il faut faire le point, localiser l'éventuel colis puis convenir d'une date de (re)livraison avec le transporteur, pour autant qu'il ait poursuivi son activité. C’est l’occasion d’échanges nouveaux, pas seulement professionnels : santé, mode de garde des enfants, organisation du télétravail, autant de sujets de conversation inhabituels avec des interlocuteurs qu’on découvre sous un jour différent ! Et quand arrive la livraison … la boutique est fermée ! Il faut alors reprendre à zéro, s'entendre sur un autre jour, une nouvelle heure, et le tout en gardant son calme. Pour la circonstance je me délivre à moi-même, et en autant d'exemplaires que nécessaire, ces élégantes « attestations exceptionnelles de sortie » que mon père, visiblement encore marqué par le souvenir de son service militaire, a qualifié par dérision de « permissions ». Évidemment l'exactitude de ces rendez-vous laisse à désirer et je considère comme miraculeux qu'aucun des colis déposés en mon absence sur le pas de ma boutique n'ait été dérobé par quelque passant mal intentionné. Quand le colis est réceptionné en main « propre », on s’interroge. Faut-il désinfecter le carton ? Le laisser en quatorzaine avant de l’ouvrir ? Tout simplement se laver les mains ? La collection d’été s’empile, non déballée, en attendant la réouverture espérée, tandis que je remise celle d’hiver tout en m’interrogeant sur l’opportunité de commander ou non celle d’automne sans savoir si j’aurai rouvert d’ici là. Sans parler des fournisseurs qui me proposent déjà les animations de Noël… Porté par un optimisme raisonnable et raisonné, je décide de préparer ma collection d'automne.
Vous l'aurez compris, tout cela ne fait pas entrer un sou dans ma caisse. Alors, fort de mon expérience passée dans le marketing et la vente par correspondance et sur internet, je fais référencer ma petite affaire sur un site de vente en ligne, espérant écouler de temps en temps un ou deux articles. Heureuse surprise, cela a mieux fonctionné que prévu, et, à défaut du fleuve de recettes dont les méandres agrémentaient mon business plan initial, j'ai vu apparaître un petit ruisseau de rentrées épargnant à ma trésorerie la sécheresse absolue.
J'en étais là quand arriva le temps du déconfinement, annoncé par les autorités avec un art consommé de la dramaturgie. Aux occupations précitées s'ajoute désormais la préparation de ma réouverture. Comment diable mettre en œuvre le protocole sanitaire applicable par ma profession ? Marquage au sol et affichage pour limiter le nombre de personnes dans la boutique et faire respecter la distanciation physique ne posent a priori aucun problème. Mettre à disposition du gel hydroalcoolique et imposer le port du masque, non plus. La désinfection du local et des équipements ou accessoires va de soi, celle des objets présentés un peu moins. Comment m'assurer que la consigne de ne pas les toucher sera respectée ? Je ne peux avoir les yeux partout en même temps, ni bouter hors des lieux le client dont on sait bien que, même indiscipliné, il est roi. Heureusement les semaines de confinement m'ont enseigné la patience et une certaine forme de résilience paisible. Bref, je verrai bien !
Et j'ai vu. J'ai même tout vu. D'abord, et c'est pour moi l'essentiel, j'ai vu des clients. Oh ce n'a certes pas été la bousculade des soldes d'hiver chez Harrods à Londres, mais voir revenir le chaland pare l'avenir de quelques couleurs. J'en ai vu de toutes les sortes. Il y a le timide, celui qui, bien que la porte soit grande ouverte et qu'à ce moment précis il n'y ait personne à l'intérieur, longe trois fois la devanture avant de se risquer à passer la tête et à demander d'une voix hésitante s'il peut entrer. Il y a le craintif, qui ajuste son masque sur le trottoir, se jette en priorité sur le flacon de gel, inspecte la boutique sur 360° avant de prononcer un mot, demande si l'objet de sa convoitise a bien été désinfecté, n'a pas été manipulé, est d'une matière peu propice à la survie du virus ; qui, au moment de payer, enfile un gant jetable pour toucher carte bancaire, ticket de caisse et récépissé de règlement et se rejette sur le flacon de gel avant de se saisir de l'anse du sac en papier que je lui tends. Il y a l'esprit fort, qui semble s'être affranchi de toute contrainte, qui ignore gestes barrières et distanciation physique, qui touche à tout (et ne remet généralement rien en place), qui parle d'autant plus fort qu'il ne porte pas de masque, qui fait fuir le timide ou le craintif qui avait le malheur d'être déjà présent dans la boutique ou qui décourage d'entrer le timide ou le craintif qui s'apprêtait à franchir le seuil, et qui, dans la plupart des cas, aggrave son cas en partant sans rien acheter. Il y a le client je-sais-tout, attentif à bien se comporter mais qui entreprend de me convaincre de tout ce que les autorités auraient dû faire, ou ne pas faire, et de m'informer de quelle manière lui s'est comporté dans les différentes (et malheureusement pour moi nombreuses) circonstances qui ont émaillé sa vie de confiné, encore, prend-il soin de préciser, m'épargne-t-il des détails à ses yeux sans intérêt. Il y a la grand-mère résolue, quoi qu’il en coûte à sa santé ou à celle des autres, d’entrer pour acheter le cadeau de naissance du petit-petit dernier, qui, lui, n’a pas attendu pour se déconfiner et qu’il faut gâter en priorité… quitte à doubler, sans y penser, la file d’attente qui s’était sagement formée à l’extérieur de la boutique. Il y a la famille nombreuse qui, à peine entrée, fait exploser le compteur de personnes admises à l’intérieur. Il a le client un peu paresseux, qui, sous prétexte qu’il n’a pas de masque sous la main ou sur le menton, crie sa commande depuis le pas de la porte en s’attendant à une livraison façon « drive-piéton ». Il y a la cliente pressée, aisée et peu concernée qui règle encore en espèces, le nez devant l’affiche lui demandant de privilégier les paiements par carte bancaire pour raison sanitaire (j'ai été étonné du nombre de personnes à régler encore en espèces). Il y a aussi, et c'est malgré tout le cas le plus fréquent, le « bon » client, celui qui ne fait pas de bruit, qui achète et qu'on a envie de revoir le plus souvent possible. À tous je souris, avec force contraction des sourcils et écarquillement des paupières pour bien marquer le plaisir – non feint – que j’ai à les retrouver malgré le masque qui cache mon sourire professionnel. Car malgré tout, quel soulagement d’avoir relevé ce rideau de fer !
De nouvelles étapes nous attendent, qui, espérons-le, nous rapprocheront d'un mode de vie mieux adapté à nos habitudes. Pour ce qui me concerne, ma petite boutique a retrouvé bonne figure. Ma collaboratrice est revenue, j'ai pris la décision de convertir son contrat de travail en contrat à durée indéterminée, preuve de ma foi en l'avenir.
Antoine Duquesne