Sylvia Beach et la librairie Shakespeare and Company, 8 rue Dupuytren, puis 12, rue de l'Odéon
Avertissement : cet article est indissociable de celui consacré à « Adrienne Monnier », également en ligne sur le site.
À sa naissance à Baltimore le 14 mars 1887 dans une famille de pasteurs presbytériens, rien ne prédestine la petite Sylvia Beach à la notoriété parisienne qui devait être la sienne (1). Elle vient d'avoir quatorze ans quand ses parents décident de venir s'installer à Paris. Elle lit beaucoup, fréquente régulièrement la Bibliothèque nationale, rêve d'ouvrir une librairie. Le hasard la conduit un jour rue de l'Odéon, où elle remarque dans la vitrine d'une boutique à l'enseigne évocatrice de Maison des Amis des Livres, au n°7, un livre qu'elle vient de lire à la Bibliothèque nationale. Elle entre et fait la connaissance de la jeune femme qui tient la librairie, Adrienne Monnier, de cinq ans sa cadette. Elles parlent, se découvrent des ambitions communes, deviennent amies.
La Maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier (au centre de la photo), photographiée en 1918, doc. Sh6.
Adrienne avait ouvert sa librairie en novembre 1915. Elle connaît bien le quartier et signale à Sylvia une petite boutique à louer rue Dupuytren, au n°8. Grâce à l'appui financier de sa famille, Sylvia ne laisse pas passer l'occasion et à la fin de l'année 1919 elle ouvre à son tour sa librairie à laquelle elle a choisi pour enseigne Skakespeare and Company. Mais, marquée par son expérience de lectrice à la Bibliothèque nationale, elle décide de se démarquer de la concurrence, nombreuse dans le secteur, en se spécialisant dans le prêt de livres, notamment en anglais, car les Anglo-saxons commencent à affluer à Paris. Les précieuses relations qu'elle s'est faite aux Annales lui sont bien utiles, et la clientèle ne manque pas à ce nouveau type de cabinet de lecture qui privilégie la formule de l'abonnement : n'y voit-on pas André Gide, Valéry Larbaud, André Maurois, et aussi son compatriote Ernest Hemingway et l'Irlandais James Joyce ?
André Gide, litho d’André Rouveyre, doc. Christian Chevalier
Le succès incite Sylvia à chercher une adresse plus prestigieuse : au mois de mai 1921 elle s'installe rue de l'Odéon, au n°12, en face de la librairie d'Adrienne Monnier. Ce n'est pas un hasard. D'amicale, leur relation est devenue amoureuse et les deux femmes vont partager l'appartement loué par Sylvia au dessus de son cabinet de lecture. Elles vont ainsi associer leurs vies pendant une quinzaine d'années, avant qu' Adrienne se montre infidèle avec la photographe allemande Gisele Freund, ce qu'elle ne lui pardonne pas.
Mais Sylvia ne se contente pas d'exercer avec talent et succès son métier de libraire. Elle se lance dans l'édition, et son coup de maître est la publication en 1922 de l'édition originale de l'Ulysse de James Joyce, qui connaît un retentissement considérable et lui amène l'intelligentsia anglo-saxonne et tout particulièrement américaine. À Hemingway se joignent Francis Scott Fitzgerald, Ezra Pound et aussi Man Ray, le génial photographe qu'elle expose aux murs de sa librairie. Ce sont les mêmes qui fréquentent le salon de Gertrude Stein (2).
Dans Paris est une fête, Hemingway parle beaucoup de Sylvia Beach. Son récit constitue un précieux témoignage sur cette femme restée plutôt discrète et sur sa librairie. Désargenté à cette époque et ne pouvant acheter des livres, il en emprunte des chez Sylvia, d'autant qu'elle lui faisait crédit, même du versement du dépôt de garantie. Écoutons-le : « La bibliothèque-librairie de Sylvia Beach, 12, rue de l'Odéon, mettait dans cette rue froide balayée par le vent une note de chaleur et de gaieté, avec son grand poêle en hiver, ses tables et ses étagères garnies de livres, sa devanture réservée aux nouveautés et, aux murs, les photographies d'écrivains célèbres, morts ou vivants ». Elle renouvelle souvent ses étalages, car il remarque à chaque passage que « les photos semblaient différentes et vous dénichiez des livres que vous n'aviez jamais aperçus jusqu'alors ».
Il nous livre aussi un portrait tout en nuance de Sylvia : « Sylvia avait un visage animé, aux traits aigus, des yeux bruns aussi vifs que ceux d'un petit animal et aussi pétillants que ceux d'une jeune fille, et des cheveux bruns ondulés qu'elle coiffait en arrière pour dégager son beau front, et qui formaient une masse épaisse, coupée nette au-dessous des oreilles, à la hauteur du col de la jaquette en velours sombre qu'elle portait alors ». Il en laisse aussi un portrait moral avantageux, en ceci qu'elle s'intéresse autant à ses travaux littéraires qu'à sa situation matérielle, encore assez précaire à ce moment là. Sa principale ressource vient des textes qu'il fait publier à l'étranger, faute de trouver preneur en France : alors que le découragement le guette, elle lui remonte le moral : « On vous les prendra un jour ». Quant aux vêtements, il semble que, par un curieux paradoxe, c'est Sylvia, la petite pétillante, qui adopte des tenues masculines à la George Sand, tandis que Adrienne, d'aspect massif, ne quitte pas une jupe grise qui descend jusqu'aux pieds, peu soucieuse de son apparence.
La défaite de 1940 met un terme à l'insouciance des milieux artistiques et intellectuels de l'entre-deux-guerres. De plus l'attaque de Pearl Harbour le 11 décembre 194 1déclenche l'entrée en guerre des États-Unis et sa citoyenneté américaine vaut à Sylvia d'être surveillée par les autorités d'occupation. On la menace parce qu'elle emploie une domestique juive. Elle tient bon, mais la librairie doit fermer en décembre 1941. Les circonstances en ont été relatées par plusieurs mémorialistes, chacun proposant sa version des faits. Il semble que le point de départ soit son refus de vendre à un officier allemand la dernière copie de Finnegans Wake de Joyce. Furieux, l'officier l' aurait promis de revenir le lendemain « confisquer le tout ». Dans son Journal, Jean Galtier-Boissière (3) écrit : « Sylvia Beach alerte immédiatement quelques amis, transporte tout son fonds chez sa voisine, Adrienne Monnier, fait peindre sur sa boutique une enseigne d'antiquaire et place quelques meubles à l'intérieur. Le lendemain les Allemands arrivent avec un camion et restent médusés » (4). L'Anglais Alain Riding en donne une version assez proche qui varie sur les détails : « Dans les heures qui suivirent, aidée de ses amis, elle cacha tout son stock dans un appartement vide, quatre étages au-dessus de la boutique. Elle raconta même qu'elle camoufla à la peinture le nom de la librairie à l'extérieur et démonta tous les rayonnages pour que les Allemands ne trouvent rien s'ils revenaient » (5). Un autre récit, d'origine imprécise, rapporte qu' « avec l'aide de ses amis, elle décrocha toutes les photos et les porta avec les livres dans les paniers à linge à un appartement vacant au troisième étage. Un menuisier a démonté toutes les étagères, tandis qu'un peintre faisait disparaître le nom de Shakespeare and Company ». Une chose est certaine, la librairie de Sylvia Beach ne rouvrira jamais.
Le 24 septembre 1942, comme nombre d'anglo-américains restés en France, elle est arrêtée avec plusieurs centaines de femmes américaines et enfermées dans la maison des singes du Jardin d'Acclimation au Bois de Boulogne. Elles y sont bien traitées et Sylvia affecte de prendre la chose avec humour : elle dira plus tard que leurs amis, pour les voir, n'avaient qu'à s'acquitter du paiement d'un ticket d'entrée au zoo. Inutile de préciser qu'il n'y avait plus aucun singe. Moins d'un mois plus tard elles sont envoyées à Vittel où elle sont assignées à résidence dans les hôtels de la station balnéaire. On leur laisse miroiter l'espoir d'un programme d'échange de prisonniers qui ne sera jamais exécuté. Alors elle fait jouer ses relations d'antan. Un de ses voisins rue de l'Odéon était le compositeur américain George Antheil, qui avait un orchestre dans lequel jouait un garçon des plus doués, musicien autant qu'écrivain et historien, Jacques Benoist-Méchin. Présentés l'un à l'autre, Sylvia et Jacques deviennent amis. En 1940 il a choisi la voie de la collaboration avec les Allemands. En 1941 il est secrétaire d'État à la vice-présidence du Conseil dans le gouvernement Darlan, ce n'est pas rien ... De Vittel Sylvia sollicite son intervention et obtient sa libération au bout de six mois. À son retour, par prudence, elle se serait cachée plusieurs mois au Student Hostel, 93 boulevard Saint-Michel, avant de réapparaître au grand jour. Cela semble peu crédible. En effet, dans une lettre datée du 30 mars 1943 (6), Adrienne Monnier raconte qu'elle est allée « avec Sylvia au concert NRF à la galerie Charpentier. C'est les Paulhan qui avaient dû nous faire inviter. Belle et nombreuse société, très, très mondaine […] Étaient présents Valéry, Fargue, Éluard […] Il y avait aussi Barrault et Madeleine Renaud, et Poulenc. » Pour s'afficher ainsi au milieu du Tout-Paris de l'époque, Sylvia devait penser ne rien avoir à craindre.
À la Libération, le 25 août 1944, Hemingway débarque en jeep rue de l'Odéon, en sa qualité de correspondant de guerre auprès de l'armée américaine. Son premier geste en arrivant à Paris a été d'aller à la recherche de Sylvia. Elle est chez elle, on la prévient, elle dévale l'escalier, ils tombent dans les bras l'un de l'autre. Ce sera peut-être sa dernière grande émotion. La paix revenue, la vie littéraire reprend, mais ailleurs et avec d'autres acteurs : c'est le temps des Sartre, Beauvoir, Camus. La formule des bibliothèques de prêts jouant aussi les salons littéraires ne correspond plus aux attentes des lecteurs. Tout comme Adrienne Monnier, elle ne se sent pas la force de tout recommencer, d'autant que depuis 1936, elle vit seule au 12 de la rue de l'Odéon. Les deux femmes restent amies, continuent à se fréquenter, mais le temps est révolu où elles s'encourageaient mutuellement dans leurs entreprises. Et puis elle se rend bien compte que la grande époque de l'engouement des Américains pour la France ne reviendra pas. Elle a fait son temps. Elle va doucement sortir de la mémoire du monde des lettres.
Pas totalement cependant. On se souvient pourtant d'elle lors de l'inauguration à Dublin, le 16 juin 1962, d'un musée consacré à James Joyce, pour la notoriété duquel elle avait tant fait. Malgré ses soixante quinze ans et une santé chancelante, elle fait le déplacement. Quelques mois plus tard, le 30 octobre, au petit matin, elle rend le dernier soupir dans son appartement du 12 rue de l'Odéon, que hormis l'intermède de Vittel elle n'avait jamais quitté. Elle est incinérée au columbarium du Père-Lachaise et ses cendres seront rapatriées ensuite aux États-Unis où elles reposent au cimetière de Princeton.
Plaque apposée sur le 12, rue de l’Odéon. Photo JPD.
Il existe actuellement à Paris une librairie à l'enseigne de Shakespeare and Company, rue de la Bûcherie n° 37, dans le 5ème arrondissement. Elle a été ouverte en 1947 par George Whitman, également un Américain, sous le nom de Le Mistral. Son principe est identique : librairie, bibliothèque et prêt de livres principalement en langue anglaise. Après la mort de Sylvia Beach, il décida de lui rendre hommage en rebaptisant de son nom sa boutique. Son admiration était telle qu'il prénomma sa fille Sylvia. Cette dernière à son tour reprit en 2001 Shakespeare and Company, bel exemple de continuité.
On lit ici et là que Sylvia Beach a été promue en 1937 dans l'ordre national de la Légion d'honneur, au grade de chevalier. Nous n'avons pas réussi à étayer cette assertion : son nom ne figure pas dans la liste des légionnaires mise en ligne par les Archives nationales sur la base de données Leonore. Nous continuons nos recherches.
JPD
(1) Voir l'article de Édouard-France Vincent, Deux grandes amies des livres : Sylvia Beach et Adrienne Monnier, publié dans le bulletin Nouvelle série N° 8 – Année 1980-1981.
(2) Voir sur notre site, dans cette même rubrique, l'article Gertrude Stein, une Américaine à Paris, 27 rue de Fleurus.
(3) Jean Galtier-Boissière (1891-1966) était romancier et journaliste, collaborant notamment aux journaux satiriques Le Crapouillot, puis Le Canard Enchaîné.
(4) Passage cité par Jean-Paul Caracalla dans Saint-Germain-des-Prés, publié en 2017 aux Éditions .de la Table Ronde.
(5) Alain Riding, Et la fête continue : la vie culturelle à Paris sous l'Occupation, traduction française publiée en 2012 aux Éditions Plon
(6) Passage cité par Marie-Jo Bonnet dans Simone de Beauvoir et les femmes, publié en 2015 aux Éditions Albin-Michel