Gertrude Stein, une Américaine à Paris, 27 rue de Fleurus
Une fratrie férue d'art et de littérature.
Amelia et David Stein sont des juifs allemands qui ont émigré aux États-Unis où ils ont fait fortune dans l'immobilier et les transports. Ils ont cinq enfants dont trois vont s'établir à Paris, Michael, l'aîné, Leo, le cadet, et Gertrude, la dernière. La famille voyage beaucoup et les enfants sont polyglottes, parlant notamment l'anglais, l'allemand et le français.
Leo commence des études de médecine qu'il ne termine pas et préfère suivre son goût naturel en suivant des cours d'histoire de l'art à Harvard et Stanford. En 1902 – il a trente ans – il choisit de s'installer à Paris, alors l'un des hauts lieux de la peinture moderne qu'il affectionne tout particulièrement. Manet, Renoir, Degas et Cézanne sont ses préférés dont il commence à acquérir les toiles, ébauche d'une collection qui ne cessera de grandir et qu'il présente aux murs de son appartement du n° 27 de la rue de Fleurus où il a élu domicile.
L'entrée du 27, rue de Fleurus, photo JPD
Pendant ce temps Gertrude, de deux ans sa cadette, entame des études de psychologie au Radcliffe College, qui dépend de Harvard, où elle a pour professeur le frère du romancier Henry James. Elle s'intéresse à diverses disciplines, l'hystérie, l'écriture automatique, l'inconscient, et engrange les diplômes. Mais tout cela ne la passionne pas vraiment et elle suit avec un intérêt croissant les activités de son frère de l'autre côté de l'Atlantique. En 1904 - elle a vingt neuf ans – elle vient le rejoindre et s'installe avec lui rue de Fleurus, faisant d'emblée sienne sa passion de collectionneur. Ils se révèlent d'ailleurs complémentaires, lui restant fidèle à ses amitiés impressionnistes et post-impressionnistes, elle faisant preuve de plus d'audace en s'intéressant aux mouvements nouveaux comme le cubisme : ce seront Picasso et Matisse.
Un an plus tard c'est au tour de Michael de rejoindre la France, accompagné de son épouse Sarah, elle aussi diplômée d'histoire de l'art. Michael a pris les rênes de l'entreprise familiale à la mort des parents, mais Sarah rêve de rejoindre ses beau-frère et belle-sœur à Paris. Elle parvient assez facilement à ses fins, et, après avoir vendu l'affaire familiale, quelques mois après l'arrivée de Gertrude, les voici tous deux à Paris. Ils posent leurs valises à deux pas, au n° 58 de la rue Madame, et sont eux aussi saisis par la passion de la collection.
Ils ont tôt fait de constituer autour d'eux quatre une forme de cénacle d'artistes et d'amateurs d'art, menant une vie sociale obéissant à des codes bien rôdés. Le salon de la rue de Fleurus devient vite le lieu de rencontre d'une élite artistique cosmopolite. On s'y réunit chaque samedi à partir de 21 heures, après que de leur côté Michael et Sarah ont reçu à 18 heures rue Madame.
Mais la belle entente familiale des premières années se fissure, à la fois pour des raisons sentimentales et à cause de divergences artistiques. Guère attirée par la gent masculine, Gertrude s'est éprise de la secrétaire de Leo, Alice B.Toklas, qu'elle installe rue de Fleurus à partir de 1909. D'autre part, très effacée au début des soirées du samedi dont Leo était la vedette, elle y affirme petit à petit ses préférences artistiques et fait de l'ombre à son frère. C'est aussi à ce moment qu'elle entame une activité littéraire un peu ésotérique que ne prise guère Leo. Cela rend bien difficile la cohabitation et Leo quitte la rue de Fleurus au printemps 1914, emportant les Renoir et les Cézanne, qu'au demeurant elle regrette peu : cela libère de la place pour les Cubistes et les Fauves. Le frère et la sœur ne se reverront plus. Il quitte bientôt la France, retourne aux États-Unis comme journaliste, puis finit sa vie à Florence où il se marie en 1921 et où il meurt en 1947.
La guerre de 1914-1918, pendant laquelle Gertrude et Alice s'occupent activement des soldats blessés, marque une rupture dans la vie de Gertrude. La paix est revenue, mais le salon de la rue de Fleurus ne fait plus recette. Les goûts ont changé. Les cubistes devenus hors de prix, Gertrude se tourne vers des peintres moins chers, Juan Gris, André Masson ou Francis Picabia. Surtout elle se consacre en priorité à la littérature et publie en 1933 son Autobiographie d'Alice Toklas. Aux peintres succèdent les écrivains dans le salon de la rue de Mézières. Ernest Hemingway, puis Francis Scott Fitzgerald, qu'elle qualifie de lost generation, y ont leurs habitudes. De leur côté Michael et Sarah se font construire à la fin des années 20 une villa à Garches, par Le Corbusier, et à leur tour ils retournent en 1935 aux États-Unis, emmenant avec eux leur propre collection. La fratrie s'est dispersée et ne se retrouvera plus jamais ensemble.
Nouvelle rupture en 1938 : Gertrude et Alice quittent la rue de Fleurus et emménagent au n° 5 de la rue Christine, toujours dans le 6ème arrondissement, comme pour montrer, en s'éloignant de Montparnasse, que le temps de la peinture est révolu. Elle n'y restent pas longtemps : en 1940 ses origines juives incitent Gertrude à passer en zone libre et les deux femmes trouvent refuge dans l'Ain, où elles ne sont pas inquiétées. La guerre finie elles reviennent à Paris mais Gertrude souffre d'un cancer de l'estomac et s'éteint le 27 juillet 1946 à Neuilly-sur-Seine.
Le nom de Gertrude Stein reste à jamais attaché au salon de la rue de Fleurus. Quant à ses traits, ils ont été immortalisés par Picasso dans un portrait aussi célèbre que peu flatteur dont le peintre, à qui l'on reprochait de ne pas l'avoir représentée à son avantage, aurait déclaré : « Vous verrez, elle finira par lui ressembler ! ». Au vu des photographies dont on dispose, il se pourrait bien qu'il ait eu raison …
Gertrude Stein vue par Ernest Hemingway
Nous avons la chance de disposer d'un témoignage de première main de la part d'Ernest Hemingway qui, comme la plupart de l'intelligentsia américaine résidant à Paris dans l'entre-deux-guerres, a fréquenté le salon de la rue de Fleurus et en a laissé plusieurs pages savoureuses dans Paris est une fête.
Dès son arrivée à Paris à la fin du mois de décembre 1921 il va se présenter à Gertrude Stein : « celle-ci, ainsi que l'amie qui vivait avec elle, s'est montrée très cordiale et amicale ». On y est bien reçu, l'appartement est agréablement chauffé (on est en plein hiver) et on sert aux hôtes « toutes sortes de bonnes choses à manger et du thé et des alcools naturels fabriqués avec des prunes rouges ou jaunes ou des baies sauvages ». Le portrait physique est sans complaisance : « Miss Stein est très forte, mais pas très grande, lourdement charpentée comme une paysanne ». Mais son visage est « expressif » et elle a une « belle chevelure, relevée en chignon ». Elle est très bavarde : « Il n'y avait presque jamais de temps morts au cours d'une conversation avec Miss Stein ».
De son côté Alice Toklas n'est pas mieux traitée : s'il la crédite d' »une voix très agréable », elle est « petite, très brune, avec des cheveux coiffés à la Jeanne d'Arc et un nez très crochu ». Sa spécialité était d'entretenir la conversation avec les épouses, Gertrude se chargeant de celle avec les hommes : « Les épouses, comme ma femme et moi le comprîmes bientôt, n'étaient que tolérées ».
Gertrude a pour elle-même des ambitions d'écrivain et se permet de donner des conseils au jeune Ernest qui n'en a cure : « C'était ma propre affaire et je préférais de beaucoup écouter ». Elle jalouse ceux qui avaient du succès, ainsi James Joyce : « Quiconque mentionnait deux fois Joyce devant elle se voyait banni ». Elle prend parfois prétexte de peccadilles pour écarter ceux dont elle pense qu'ils lui font de l'ombre. Ainsi d'Ezra Pound qui a le malheur de casser une petite chaise fragile sur laquelle il s'est assis un peu trop brusquement. Scott Fitzgerald seul échappera à ses foudres.
En fait elle est insupportable et ses caprices lassent rapidement ses amis : « Elle cherchait querelle à presque tous ceux d'entre nous qui l'avaient aimée, excepté Juan Gris avec qui elle ne pouvait se disputer parce qu'il était mort. Finalement elle se brouilla même avec ses nouvelles relations ». Hemingway ne fait pas exception, il prend ses distances et, même si « à la fin tout le monde ou presque se réconcilia, afin de ne pas paraître collet monté », il ajoute : « Mais je ne pus jamais redevenir vraiment son ami, ni par le cœur ni par l'esprit ».
C'est sur ce constat quelque peu amer qu'il conclut sur ses relations compliquées avec Gertrude Stein, non sans succomber à la tentation d'une dernière rosserie : « Elle se mit à ressembler à un empereur romain, et tant mieux pour ceux qui aimaient les femmes ressemblant à un empereur romain ».
JPD
Plaque apposée sur le 27, rue de Fleurus, photo JPD
(1) On consultera utilement l'article de Édouard Vincent, La rue de Fleurus, haut lieu de l'art, paru dans le bulletin Nouvelle série N° 3 – Année 1975-1976.