Alexandre Lenoir, fondateur du musée des monuments français
Gravure tardive de Coindre d’après des dessins originaux
(qui représente le tombeau d’Eloïse et Abélard). Doc. Christian Chevalier
Alexandre Lenoir appartient à la longue cohorte des personnalités injustement méconnues. Son nom ne parle qu'aux spécialistes. Aucune rue parisienne ne perpétue son souvenir et seule une plaque discrète à l'entrée de l'École nationale supérieure des beaux-arts entretient sa mémoire. Mais il appartient aussi à cette génération de jeunes gens talentueux à qui la Révolution va permettre d'accéder à des responsabilités auxquelles a priori la naissance ne leur donnait droit. La sienne va consister à sauver des trésors patrimoniaux menacés d'une destruction irrémédiable par la fureur révolutionnaire. Pour ce faire il sera parfois conduit à prendre des décisions qui lui vaudront des critiques de tous bords, contribueront à alimenter la polémique et expliquent pour partie le purgatoire où il s'est retrouvé confiné.
Né à Paris le 27 décembre 1761, il est le fils aîné d'Alexandre Lenoir, honorable commerçant établi rue Saint-Honoré et pouvant se prévaloir de la qualité enviable de bonnetier du roi. Comme nombre de garçons de sa condition à cette époque, il fait de bonnes études chez les pères de l'Oratoire, mais manifeste bientôt un goût marqué pour les arts. En 1778, il est admis à l'Académie royale de peinture et de sculpture, l'ancêtre de notre Académie des beaux-arts, où il a pour maître le peintre Gabriel-François Doyen. Ce dernier jouit d'une bonne notoriété : premier peintre du comte d'Artois (futur Charles X) en 1773, puis du comte de Provence (futur Louis XVIII) en 1775, il avait été choisi pour réaliser la décoration de la ville de Reims à l'occasion du sacre de Louis XVI le 11 juin 1775. Doyen remarque les dons de son élève Lenoir et le prend sous sa protection. C'est un atout appréciable pour réussir, mais c'est la politique religieuse de l'Assemblée constituante qui va décider du destin du jeune homme.
Alexandre Lenoir et sa femme Adélaïde, peints par Marie-Geneviève Bouillard. Photographies Sh6.
Les événements s'enchaînent. Après l'abolition des privilèges lors de la fameuse séance de la nuit du 4 août 1789, l'assemblée décide le 2 novembre suivant « que tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation ». Le 13 février 1790, les ordres et congrégations régulières sont supprimés ; les congrégations séculières, à vocation hospitalière ou d'enseignement, sont provisoirement épargnées. Le 17 mars 1790, la propriété des biens de l'Église est transférée aux municipalités, sans indemnisation : c'est l'acte de naissance des « biens nationaux », qui allaient bientôt être mis à l'encan. Le pillage pouvait commencer.
Très vite, les esprits raisonnables ont pris conscience du risque de voir dispersées et surtout détruites les œuvres d'art figurant dans ces biens nationaux, tableaux, sculptures, etc. Le 13 octobre 1790 la Constituante charge les directoires des départements et la municipalité de Paris « de dresser l'état et de veiller à la conservation des monuments, des églises et des maisons devenus domaines nationaux ». Et le 8 novembre est créée la « Commission conservatrice des monuments », souvent désignée sous le nom de « Commission des savants ». La mission première de ses membres consiste à « donner leur avis sur la vente ou le recueil pour la Nation des livres, monuments, chartes, et autres objets scientifiques ». Nous sommes avant la fuite à Varennes, et la faveur royale joue encore un rôle appréciable dans l'attribution des postes à responsabilité : rien d'étonnant par conséquent à ce que Doyen fasse partie de cette commission où il joue un rôle de premier plan. Rien d'étonnant non plus à ce qu'il se fasse accompagner de son protégé Lenoir, que la tâche passionne.
Très vite la commission décide qu'il faut affecter un lieu à la conservation de tous les éléments qu'elle décide de sauver. Ce sera le couvent des Petits-Augustins, situé dans la rue du même nom (notre rue Bonaparte). Le maire de Paris, Jean-Sylvain Bailly, astronome de formation, ne ménage pas son soutien à l'opération et se prend de sympathie pour le jeune Lenoir, à l'enthousiasme communicatif : le 3 juin 1791 Alexandre Lenoir est officiellement nommé « garde du dépôt » des Petits-Augustins.
La protection de Bailly s'avère bien utile à partir de la chute de la monarchie le 10 août 1792, qui donne un nouvel élan à l'émigration : trop compromis avec l'ancienne Cour, Doyen doit fuir et s'installe en Russie où il devient peintre de Catherine II. Lenoir a les mains libres pour organiser son dépôt à sa guise, et il manque pas d'idées. Dans l'avant propos d'un livre publié en 1810 (1), il définit très clairement les principes qui le guident :
« La destruction des monuments des arts fut la suite nécessaire des désordres politiques. On ne sait que trop à quels excès peut se porter, dans des moments d'effervescence, une multitude égarée, dont la fureur est d'autant plus redoutable qu'elle suppose avoir plus de torts à venger. Dans ces temps orageux, les magistrats montrèrent autant de zèle que de prudence ; ils s'entourèrent de citoyens vertueux, qui méritaient encore les suffrages publics par leurs lumières et leur probité. La surveillance et la conservation des monuments publics leur fut confiées, et on daigna m'associer à cette réunion d'artistes et de savants. Je fus donc chargé de recueillir, dans la maison des Petits-Augustins, les monuments que la destruction menaçait : emporté par un véritable amour de l'art, je fis plus, j'y réunis tous les monuments qu'une fureur égarée avait ou mutilés ou détruis. Je supprime ici les difficultés, les dégoûts, les obstacles, les dangers même qu'il m'a fallu surmonter, pour rassembler plus de cinq cents monuments de la monarchie française, les mettre en ordre, les restaurer, les classer, les décrire et les graver. »
La maison (couvent) des Petits Augustins. Doc. Christian Chevalier.
Quand, après la chute des Girondins, la Convention montagnarde décide ou laisse accomplir la destruction des tombeaux royaux de la basilique de Saint-Denis, il réussit à sauver une partie des statues et des gisants qu'il fait entreposer aux Petits-Augustins, ce qui dans cette période où on accédait facilement à la guillotine témoigne d'un réel courage. Il parvient aussi à soustraire à la vindicte populaire des fragments d'ossements qui pour les royalistes deviennent autant de reliques.
Le 29 vendémiaire an IV (21 octobre 1795), cinq jours avant de céder la place au Directoire, la Convention prend un décret créant aux Petits-Augustins le Musée des monuments français et en confie l'administration à Lenoir, consacrant ainsi le travail accompli depuis quatre ans.
Intérieur et salles du Musée. Gravures de Coindre. Doc. Christian Chevalier.
Le « jardin élyséen » en extérieur. Gravures de Coindre. Doc. Christian Chevalier.
La Terreur passée, des voix s'élèvent pour que les pièces soustraites aux églises et à la basiliques de Saint-Denis soient retrouvent leur hébergement initial. Chateaubriand sera du nombre. Les choses restent pourtant en l'état sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, Lenoir restant de son côté à la tête de son musée.
Billet d’entrée au musée offert au peintre Favart par Alexandre Lenoir (autographe).
Document original Sh6, offert par M Fromageot.
Tout change avec le retour des Bourbons. L'ordonnance royale du 24 avril 1816 affecte l'ancien couvent des Petits-Augustins à l'École des beaux-arts récemment créée. Cette décision signifie la fermeture du musée des monuments français dont ses collections sont dispersées, une partie retrouvant son lieu d'origine, une autre allant au Louvre, certaines pièces se retrouvant disséminées ici et là, quelques-unes enfin restant sur place, tel l'avant-corps du château d'Anet qu'on peut encore admirer sur le côté droit de l'École nationale supérieure des Beaux-arts.
L’avant-corps du château d’Anet, par Lancelot, Doc. Christian Chevalier
En dédommagement Lenoir est nommé le 18 décembre 1816 administrateur des tombeaux de Saint-Denis, qu'il est chargé d'y faire replacer.
Il reçoit honneurs et distinctions : Légion d'honneur en 1814 (par Louis XVIII), ordre de Saint-Louis, ordre de l'Éperon d'or à Rome, et appartient à de nombreuses sociétés savantes. Lenoir aura pourtant, et ce dès son vivant, de nombreux détracteurs. On lui reproche une approche empirique et non scientifique. Cela est sans doute vrai, mais il serait injuste d'oublier qu'on lui doit le sauvetage, dans bien des cas inespéré, de quantité de monuments ou de pièces voués sans lui à une destruction irrémédiable. Et peu nombreux sont ceux qui, dans la période la plus extrême de la Révolution, ont eu le cran de s'intéresser, pour les protéger, aux symboles d'un régime exécré.
Alexandre Lenoir décoré, gravure Sh6, d’après un tableau de Jacques-Louis David
Il meurt le 11 juin 1839, dans le 1er arrondissement ancien de Paris (l'ouest de la rive droite avant l'annexion des communes périphériques en 1860, soit approximativement notre 8ème arrondissement) ayant consacré la dernière partie de sa vie à écrire.
JPD
(1) Alexandre Lenoir, Musée impérial des monuments français, 1810, Hacquart imrimeur-libraire rue Gît-le-Coeur n°8