ORGUES et ORGANISTES de l’église SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS
Cet article reprend quasi intégralement l’article de Paul Fromageot paru dans notre Bulletin de l’année 1906, ORGUES ET ORGANISTES DE SAINT-GERMAIN-DES-PRES, auquel on a ajouté quelques remarques et illustrations, notamment suite à la récente redécouverte des recueils manuscrits des délibérations du conseil de fabrique, trois volumes couvrant la période de 1803 (à la reprise des activités paroissiales), à 1829. A la fin de l’article, la dernière rénovation de l’instrument, exécutée en 1973, donc bien postérieure à l’article initial, sera évoquée. NB : dans le texte initial de Paul Fromageot, l’orthographe et les styles ont été conservés tels quels.
---
6000 livres en or dans un sac, pour un orgue à Saint-Germain-des-Prés
En 1502 l’Abbaye de Saint-Germain des Prés ne possédait pas encore de grand orgue. Il y avait seulement dans le chœur de l’église un petit orgue d’accompagnement appelé portatif, régale ou positif. C’était insuffisant pour les jours de grandes cérémonies, et les Religieux déploraient leur pauvreté qui ne leur permettait pas de suivre l’exemple de Saint-Sulpice, de l’abbaye de Saint-Victor et de tant d’autres, dont on vantait les belles orgues.
Or, voici qu’un jour de cette année 1662, un inconnu aborde dans la cour de l’Abbaye un Bénédictin et lui dit : « Depuis longtemps j’ai le désir de donner un grand orgue à votre église. Voici un sac contenant six mille livres que je vous donne pour en faire l’acquisition. » Et l’inconnu, remettant au religieux un sac rempli d’or, disparaît sans autre explication (1).
Le Bénédictin, assez surpris sans doute, s’empresse de porter ce beau cadeau au Père Prieur. Mais celui-ci, très sévère, déclare qu’il est impossible de recevoir un pareil don, le Chapitre général ayant seul droit de l’accepter et de commander les travaux nécessaires, et il ordonne de rendre le sac d’écus au donateur. Grand embarras pour le pauvre religieux ! Heureusement survient Messire Du Ruble, doyen des Seniores du monastère, homme avisé et d’expérience, qui se porte fort d’obtenir l’autorisation du Chapitre général, se charge du dépôt, et tout de suite se renseigne auprès d’un bon faiseur d’orgues, nommé Thibaud, sur le travail et la dépense à faire.
La conduite du Père Du Ruble fut pleinement approuvée par le Chapitre, et la construction d’un buffet d’orgue fut immédiatement entreprise par Thibaud. En juillet 1663, le jubé qui existait au-dessus du porche d’entrée fut abattu et remplacé par une grande tribune en forme d’anse de panier, destinée à recevoir le buffet. Au commencement du printemps de 1664 eut lieu la cérémonie de la pose des quatre premières chevilles. Dom Bernard Audebert, Supérieur général, armé d’un marteau doré, enfonça la première cheville, Messire Douceur, Grand Prieur des Anciens, enfonça la seconde, Dom-Ignace Philbert, Prieur du monastère, enfonça la troisième, et Dom Du Ruble, Doyen des Anciens, qui avait pris sur lui la décision de l’entreprise, enfonça la quatrième cheville (2).
Le travail se trouva retardé par la mort du facteur Thibaud qu’on remplaça par Alexandre Thierry fournisseur du roi, et l’orgue ne fut complètement achevé qu’en juillet 1667. On procéda a sa réception, et le Livre de la Sacristie (2) nous en donne une description détaillée, de plus de six pages. Voici seulement le passage relatif à l’ensemble monumental et décoratif, du petit buffet appelé positif, placé en avant des claviers, et du grand buffet s’élevant par derrière :
Le buffet du positif est entouré de quatre tourelles aux deux bouts, d’une tourelle au milieu faisant un trèfle, le tout cintré. Au bas des dites tourelles, il y a un arquitrave, frise et corniche. Aux deux tourelles du bout il y a des lampes et, à la tourelle du milieu, quatre petits termes et un vase, le tout percé à jour, le plafond est orné d’architecture à compartiments et cintré. Au haut des dites tourelles, il y a frise et corniches, et les claires-voies au-dessous et au-dessus, cinq petits anges tenant des instruments de musique.
Le grand buffet de l’orgue a 28 pieds de largeur, cintré en anse de panier, et 5 pieds dans l’œuvre ; il y a deux grands termes aux deux côtés, posés sur des piédestalles au-dessous des tourelles des bouts, avec arquitrave, frise, taillé de fleurs de lys et fleurons et la corniche au-dessus. Le corps d’en bas a 11 pieds de haut, les panneaux sont remplis d’ornements, savoir des armes de Notre Saint-Père le Pape et de la congrégation de Saint-Maur.
Les deux tourelles des cotés ont 15 pieds de haut, et, au dessus de chacune tourelle, il y a un ange de 6 pieds de haut tenant l’un une basse, l’autre une viole. Les deux tourelles attenant ont 12 pieds de haut et deux grands anges de 6 pieds de haut tout debout, posés sur des piédestaux, et tiennent chacun deux trompettes. La tourelle du milieu a 20 pieds de haut avec deux grandes consoles au côté et la claire-voie. Il y a une main de justice qui marque l’heure, à cause de la frise qui tourne sur laquelle les heures sont marquées, et sert de cadran ; et au-dessus, il y a une couronne royale remplie d’ornements et d’architecture. Le dit buffet a 35 pieds, ou environ, de hauteur, et 28 pieds de largeur, et 5 pieds dans œuvre de profondeur, le tout cintré.
Rappelons que ce que l’on appelle le « positif » (ce nom provenant des petits orgues que l’on « posait » sur une table), est un ensemble de jeux, souvent solistes, réunis dans un buffet en général séparé et placé en surplomb sur la tribune, disposition permettant de bien identifier ces voix solistes.
Le buffet du positif, en jaune (parismusescollctions.paris.fr).
Vient ensuite l’énumération de tous les jeux, et le détail de leurs installations et de leur fonctionnement depuis le cromorne, le bourdon, le clairon, la trompette sonnante, le nasard, la cimbale, etc. jusqu’à la flute, le flageolet, la voix humaine, l’écho et le rossignol, le tout mis en œuvre par cinq grands soufflets, quatre claviers d’ébène avec feintes d’ivoire, un clavier de pédales de bois de chêne, et des registres à pommes d’ébène.
A ce stade il parait utile de rappeler comment fonctionne un orgue à l’aide de la figure suivante. L’air (en bleu), est d’abord mis en pression constante par une soufflerie (avant l’électrification c’était un système de soufflets actionnés par des « souffleurs »), la pression se transmet alors dans une sorte de caisse appelée « sommier » (en gris). Les batteries de tuyaux correspondant à chaque jeu (ou registre pour simplifier), sont disposées au dessus. Pour qu’un tuyau parle, il faut que l’organiste :
• prépare auparavant le (ou les) jeu(x) qu’il désire faire « parler » à l’aide de la commande de registre (une tirette) : pour ce faire une réglette percée de trous se déplace et met directement les pieds des tuyaux en regard des soupapes,
• appuie ensuite sur la note du clavier, qui abaisse la soupape (en jaune), celle-ci laissant l’air en pression s’échapper à travers le (ou les) tuyau(x) présélectionnés.
Chaque clavier possède ainsi une palette de jeux qui lui est propre, l’art de l’organiste étant de savoir les combiner les jeux et leurs sonorités ensemble : c’est ce qu’on appelle la « registration ».
Fonctionnement très schématisé d’un orgue. Christian Chevalier.
On verra ci-après les reproductions de deux anciennes gravures représentant ce positif et ce grand buffet d’orgue de l’Abbaye, probablement à une époque à peu près contemporaine de l’inauguration, bien que l’on puisse y remarquer quelques petites différences avec la description qui précède. Mais on y trouve bien les cinq anges groupés sur les tourelles du positif, les autre grands anges assis ou debout sur les hautes tourelles du grand buffet, tenant des instruments de musique, et, au milieu, tout en haut, la couronne royale sous laquelle tourne le cadran circulaire.
Élévation du grand buffet de l’orgue, et du buffet du positif, gravures Sh6.
Thomelin, organiste « inexact, irascible et violent »
Pour jouer de ce bel orgue, il fallait un artiste d’un talent reconnu. Le Chapitre de l’Abbaye décida de s’adresser à Thomelin qui était l’un des quatre organistes de la chapelle du roi et en même temps organiste de Saint-Jacques-la-Boucherie. Son habileté était telle, disait Titon du Tillet, qu’on allait en foule à Saint-Jacques pour l’entendre. Thomelin inaugura donc en 1667 l’orgue de Saint-Germain-des-Prés, mais, comme ses multiples emplois le rendaient inexact aux offices, les Religieux chargèrent un jeune organiste nommé Quesnel de le suppléer à l’ordinaire.
Thomelin était irascible et violent ; il revendiqua la possession exclusive de son orgue et il voulut expulser Quesnel qui se défendit. Le Chapitre dut intervenir et résolut qu’on réglerait les jours de service attribués aux deux organistes, et que si M. Thomelin ne voulait pas accepter ce partage avec Quesnel, on les exclurait tous les deux pour s’adresser à un tiers. Thomelin se résigna, et ce fut lui sans doute qui, le 19 novembre 1669, joua pour l’entrée solennelle de Jean-Casimir, ex-roi de Pologne, devenu, par la grâce de Louis XIV, abbé de Saint-Germain. Le chroniqueur de l’Abbaye mentionne sur son Journal, à cette occasion, que l’orgue s’accordait merveilleusement avec les trompettes et les hautbois accompagnant le chant du Te Deum.
Quesnel quitta la France pour aller se fixer au Canada, et Thomelin resta seul organiste titulaire de l’Abbaye, avec un traitement de deux cents livres par an. Toujours fort inexact, et voulant éviter l’intrusion d’un nouveau rival, il se fit suppléer par un de ses élèves, nommé Tassin, respectueux et dévoué pour son maitre, recevant sans mot dire injures et bourrades, faisant tout le service de l’église et ne réclamant aucune part des honoraires.
En 1693, Thomelin mourut. Tassin sollicita l’honneur de continuer à tenir l’orgue en s’engageant par écrit à ne demander jamais aucune rétribution. Le Chapitre accueillit avec plaisir cette demande, et se contenta de donner chaque année, comme gratification à ce modeste artiste, une pièce de vin des vignobles de l’Abbaye qui était, comme on le sait, propriétaire des coteaux de Suresnes !
En 1694, l’orgue ayant besoin de réparations, les Religieux, toujours économes, observèrent que s’ils s’adressaient à un fabricant, ils en auraient pour une grosse somme d’argent, et ils chargèrent un commis de la Congrégation appelé Jean Brocard, très habile ouvrier, de faire le nécessaire. Celui-ci y travailla pendant près d’une année, démonta entièrement, nettoya et remit à neuf les tuyaux, les sommiers, les claviers, et fit si bien, d’après le chroniqueur, que l’orgue fut considéré comme un des plus accomplis qui soit dans Paris.
Tassin avait repris son service, toujours gratuitement, depuis le mois de juin 1695. Enfin en octobre 1698, le Père Prieur, Dom Mathieu Gilbert, observa qu’il n’était pas juste ni honorable à la Communauté de ne donner aucun salaire à ce pauvre organiste et fit décider de lui attribuer deux cents livres par an comme autrefois à Thomelin.
Pendant vingt ans environ, Tassin dut encore tenir l’orgue de l’Abbaye, car on ne trouve ni dans le Journal des Choses mémorables, ni dans le Livre de la Sacristie, ni dans le registre des Délibérations du Séniorat aucune trace de la nomination d’un nouvel organiste.
Calvière, d’une virtuosité (trop) remarquable
De 1720 à 1722, l’orgue dut subir une nouvelle réfection. Divers perfectionnements y furent apportés ; le facteur Thierry y ajouta plusieurs jeux nouveaux et un cinquième clavier. Enfin tout était achevé en 1722, il en coûtait 2.400 livres à la Communauté, mais des experts déclarèrent l’orgue excellent, et l’on put le confier à un nouvel organiste alors célèbre, Guillaume-Antoine Calvière. Celui-ci était, parait-il, un compositeur médiocre, mais un exécutant d’une virtuosité remarquable. Peut-être son extrême habileté l’entraînait-elle à aimer les difficultés d’exécution de la musique profane, car on remarque dans le livre des Délibérations du Séniorat (3), que, vers 1730, les Anciens de la Communauté observèrent, à propos du choix d’un Kyrie, que la gravité du culte divin et la dignité de leur église ne permettaient pas d’adopter des chants nouveaux et légers.
Delaporte et Legrand, deux organistes jugés alors « insuffisants »
En 1755, Calvière étant mort, on le remplaça provisoirement par un sieur Delaporte qui ne fut pas pourvu, par prudence, du titre d’organiste de l’Abbaye. On le trouva, en effet, bientôt insuffisant, et le 30 mars 1758, le Chapitre désigna à sa place le sieur Legrand venant, dit-on, de Bordeaux. Cette décision provoqua un curieux conflit, Delaporte, quoique nommé à titre provisoire, prétendit avoir seul droit à l’orgue de l’Abbaye et tenta même d’expulser violemment son concurrent. Chassé par les Religieux, il multiplia ses protestations, et fit imprimer un Mémoire pour demander justice. Pendant dix années, jusqu’en 1768, il poursuivit la Communauté de ses réclamations. Par deux délibérations des 14 janvier 1767 et 13 mai 1768 (4), le Chapitre décida qu’il n’y avait pas lieu de s’arrêter aux requêtes de Delaporte, et il n’en fut plus question.
Cependant, les Religieux n’avaient pas grande satisfaction de Legrand qui se montrait assez inexact, et ils résolurent (4) de lui adjoindre comme suppléant un jeune artiste arrivé depuis peu à Paris qui donnait les plus brillantes espérances. Legrand fut vivement ému de cette résolution ; il s’empressa d’aller trouver les trois Prieurs nommés commissaires à ce sujet, les assurant qu’il était « pénétré de la plus vive douleur d’avoir encouru par son peu d’exactitude la disgrâce de la Communauté », suppliant de surseoir à l’exécution du projet annoncé, sollicitant une épreuve et se soumettant a toutes les conditions qui lui seraient imposées.
Après délibération, la Communauté arrêta « qu’elle se prêtait aux voies de la douceur et de la commisération, qu’elle consentait à conserver, moyennant une épreuve de trois mois ou plus le sieur Legrand dans son premier état, à condition toutefois que lorsqu’il ne pourrait toucher lui-même, il se ferait suppléer par le sieur Miroir, jeune organiste d’espérance et agréable à la Communauté », laquelle a nonobstant déclaré qu’elle « n’imposait point cette condition au sieur Legrand comme une loi prise dans toute rigueur, mais comme une attention qu’elle avait droit de se promettre de sa reconnaissance ».
Miroir, le jeune et « célèbre organiste de Saint-Germain-des-Prés »
Qui était ce jeune organiste agréable à la Communauté ? - C’était Eloi-Nicolas-Marie Miroir qui devait faire la renommée et être la gloire de l’orgue de Saint-Germain-des-Prés. Il était né le 15 décembre 1746 à Montreuil-sur-Mer, fils ainé des douze enfants de l’organiste de l’église abbatiale de cette petite ville, lequel avait lui-même succédé à ses père et grand-père dans le même emploi. Musicien dès l’enfance par atavisme et par éducation, Miroir avait, à vingt-deux ans à peine, acquis déjà un véritable talent qui le fit remarquer par les Religieux de l’Abbaye de Montreuil. Ceux-ci lui conseillèrent de se faire entendre à Paris et le recommandèrent à leurs frères de Saint-Germain-des-Prés avec lesquels ils entretenaient de fréquentes relations. Et c’est ainsi que le jeune Miroir trouva tout de suite bon accueil à notre Abbaye.
Legrand, resté comme on l’a vu organiste en titre, laissait souvent sa place à son suppléant, et finit par quitter Paris pour retourner dans son pays. Au bout de quelques mois d’épreuve, le 20 octobre 1770, sur la proposition du Prieur, la Communauté nomma définitivement Miroir organiste de son église avec un traitement annuel de 400 livres. Il est à remarquer, à propos de ce chiffre d’émoluments, que le facteur de l’orgue chargé de l’accorder et de l’entretenir recevait 100 livres par an, que le souffleur était payé aussi 100 livres, et qu’un sieur Nocart, qui jouait du serpent, avait un traitement de 500 livres, supérieur à celui de l’organiste.
Pendant vingt ans, sans interruption, Miroir ne quitta pas l’orgue de Saint-Germain-des-Prés. Il y déployait une telle habileté, une telle maitrise, qu’il fut connu sous le nom du célèbre organiste de Saint-Germain-des-Prés. On venait de tout Paris l’entendre, et les étrangers, de passage en France, ne manquaient pas d’aller à une de ses auditions. À certains jours, la foule, attirée par ce concert gratuit, était si grande que l’Archevêque de Paris crut devoir interdire à l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés les Te Deum du soir et les messes de minuit à cause du tumulte qui s’y produisait (5). Un chroniqueur du temps (6) assurait que Miroir savait faire « dialoguer les sons, les éloigner et les rapprocher à son gré, contrefaire la foudre de manière qu’on croit qu’elle tombe, que le temple s’écroule, que le monde finit ». Enfin plusieurs paroisses et couvents de Paris désirèrent, au moins de temps à autre, avoir l’occasion d’entendre ce merveilleux artiste, et Miroir fut nommé organiste de Saint-Benoît, de Saint-Honoré, de Saint-Louis-en l’Isle, du couvent des Bénédictins anglais et de celui du Saint-Sépulcre de la rue Saint-Honoré. Mais il ne délaissa jamais son orgue de Saint-Germain qui partagea sa gloire.
Les heures sombres et le démontage de l’orgue
En 1790, l’Abbaye fut fermée et l’orgue devint silencieux. Mais le 4 février 1791, un décret de l’Assemblée nationale fit de l’église de l’ancien monastère une des trente-trois paroisses créées dans Paris. L’abbé Roussineau, prêtre assermenté, fut nommé curé, et Miroir, reprenant son orgue, attira de nouveau la foule par son talent.
Ce ne fut que pour peu de temps. En novembre 1793, l’église fut envahie, pillée, saccagée ; le pauvre curé Roussineau fut réduit a s’enfuir, et le culte fut supprimé.
Bientôt après, le vieux sanctuaire des Bénédictins devint un magasin affecté spécialement à un dépôt de salpêtre. Cependant, à l’instigation, soit de Miroir, soit d’un facteur nommé Somer qui avait l’entreprise du démontage des orgues dans les églises et de leur installation pour les fêtes publiques, on eut le soin d’enlever tout le buffet de Saint-Germain avec ses boiseries, et de le transporter au Conservatoire des Arts et métiers. Il échappa ainsi à l’incendie du 19 août 1794 qui fit disparaitre tant de richesses artistiques.
Mais on va voir qu’il était destiné à périr par le feu.
En 1796, l’église fut passagèrement rendue au culte mais elle était dans un état lamentable, et le curé Roussineau qui sollicitait au moins un baptistère, n’eut pas même le temps de réclamer un orgue, l’édifice fut considéré comme ruiné, voué à la démolition.
En 1801, les églises se rouvraient. Le curé de Saint-Eustache, ayant besoin d’un orgue, fit observer que, Saint-Germain-des-Prés étant définitivement abandonnée, l’ancien orgue des Bénédictins se trouvait sans emploi et ferait bien son affaire, bien que son église en eut un. On le lui attribua et la paroisse de Saint-Eustache hérita ainsi de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
L’orgue de Saint-Germain-des-Prés après son transfert à Saint-Eustache. (parismusescollctions.paris.fr)
Petit-Radel, l’artisan du sauvetage
L’année suivante, il arriva que l’église de Saint-Germain-des-Prés, contre toutes prévisions, fut sauvée de la pioche des démolisseurs par l’initiative heureuse de l’architecte Louis-François Petit-Radel qui obtint la nomination d’une commission chargée d’examiner la possibilité et l’intérêt de conserver ce monument. La commission reconnut que cette vieille bâtisse était encore fort solide, qu’elle était un rare spécimen d’une architecture très ancienne, et qu’il serait regrettable de la détruire. Notre vieille église resta debout, et, le 7 mai 1802, un décret de l’Archevêque de Paris ordonna que ce serait une succursale de la paroisse de Saint-Sulpice.
L’abbé Lévis nommé curé, et son Conseil de fabrique, dont faisait partie le notaire Defauconpret, fin lettré et connaisseur en objets d’art, réclamèrent leur orgue, Mais les fabriciens de Saint-Eustache répondirent qu’ils en avaient été régulièrement mis en possession, qu’ils avaient fait des dépenses d’installation, et ils refusèrent de le rendre. Il fallut se résigner, et Saint-Eustache continua de se parer des dépouilles de Saint-Germain des Prés.
Bien mal acquis, dit-on, ne profite jamais ! En 1844 à Saint-Eustache, on venait de faire restaurer à grands frais tous les jeux, en réservant bien intactes les précieuses boiseries dont les Bénédictins avaient été si fiers, et dont on a vu la description et les reproductions. Quelques mois après, le 16 décembre 1844, le facteur Barker (inventeur d’une machine pneumatique permettant d’améliorer la transmission parfois lourde de la touche à la soupape), laissa tomber sa bougie, un incendie éclata, et le bel orgue fut entièrement détruit. Ainsi finit, loin de son berceau, ce monument de l’art décoratif du XVIIe siècle, inauguré en 1167, et illustré, au point de vue musical, cent ans plus tard, par l’organiste Miroir.
Un nouvel orgue "voyageur"
Quelle est donc l’origine de l’orgue qui se voit actuellement en l’église de Saint-Germain-des-Prés ? Le curé Lévis et ses fabriciens, ne pouvant obtenir la restitution de leur ancien orgue, eurent l’idée de se faire donner celui de l’Abbaye de Saint-Victor, déposé aussi depuis la Révolution au Conservatoire des Arts-et-Métiers. L’église de Saint-Victor, à l’état de ruine depuis 1795 devait être très prochainement démolie, et l’on sait qu’il n’en resta aucun vestige lors de l’établissement de la Halle aux vins quelques années plus tard.
L'ancienne abbaye de Saint-Victor en 1633, gravure XIXe, Coll. Christian Chevalier
L’abbaye de Saint-Victor avait le point commun avec notre église d’être hors les murs de Paris, elle se situait approximativement à l’endroit où se trouve l’Université de Jussieu. Rien n’en est resté après la Révolution si ce n’est quelques fondations.
Les deux abbayes de Saint-Victor et de Saint-Germain-des-Prés. Sur fond de plan Mérian. Doc Sh6.
Les Victorins, presqu’aussi illustres dans leur science et leur bibliothèque que les Bénédictins de Saint-Maur, avaient un orgue dans leur église dès 1653, ainsi qu’on le voit dans ces deux lignes d’un manuscrit relatant une visite du roi dans leur église (7) : ... « Si commencé en suite le Te Deum qui fut meslé de l’agréable confusion des orgues et des cloches ». Quel en avait été le constructeur ? On l’ignore. On sait simplement qu’en 1772, la Communauté ayant mis au concours la nomination de son organiste, ce fut Beauvarlet-Charpentier, très habile artiste, qui l’emporta, et que, vers la même époque quelques réparations étaient nécessaires, ce fut le célèbre facteur Cliquot qui en fut chargé (8). Comme ce Cliquot était fils et petit-fils de faiseurs d’orgues établis à Paris au moins depuis 1679, peut-être ceux-ci avaient-ils eu, de tous temps, la clientèle des Victorins, et l’orgue en question provenait-il d’un de ces anciens Cliquot ? - En tous cas, c’est par erreur qu’on l’a attribué au facteur Dallery qui n’est arrivé à Paris qu’en 1778, et n’a été associé que pendant deux ans avec François-Henri Cliquot.
En 1773, il fallut procéder à une réfection complète des tuyaux et de tout le mécanisme. Ce fut encore Cliquot qui fut chargé de ce travail dont la dépense était évaluée à 6.000 livres et l’éleva à une somme encore supérieure. Ces importantes réparations ne furent achevées qu’en 1786. Pour en faire la réception le Chapitre nomma Miroir et son collègue Després de Saint-Nicolas-des-Champs, comme experts, et voici les conclusions de leur rapport : « non seulement M. Cliquot a rempli les engagements qu’il a pris avec l’Abbaye de Saint-Victor, mais même il a ajouté de son propre mouvement et pour la gloire que doit mettre un homme aussi supérieur dans son état que l’est M. Clicot, plusieurs jeux qui ne sont point compris dans son marché. En conséquence, notre avis est que le susdit orgue soit reçu de la manière la plus distinguée pour la mémoire honorable de M. Clicot. »
Miroir, ayant ainsi présidé à la réception de cet orgue de Saint-Victor, le connaissait donc parfaitement, le regardait comme un bon instrument, et c’est lui, probablement, qui inspira au curé de Saint-Germain la pensée de le demander en échange de celui qui manquait. Le ministre accéda à cette requête, et, par lettre du 14 octobre 1804, autorisa le Conseil de fabrique à se faire remettre par le Directeur du Conservatoire des Arts-et-Métiers, l’orgue de Saint-Victor (9).
Extrait du recueil du conseil de fabrique du 24 octobre 1804.
Il a été fait lecture d’une lettre de son excellence Monseigneur le ministre de l’intérieur par intérim, en datte du vingt trois vendémiaire dernier, portant que son excellence a donné les ordres nécessaires pour que l’orgue de St Victor qui est déposé dans le conservatoire des arts et métiers soit remis à la fabrique de St Germain des prés,
Cliquot n’existait plus. On s’adressa au facteur Somer jeune qui demanda 9.558 francs pour la simple mise en place et 2.600 francs en plus pour quelques améliorations nécessaires de l’orgue (2), et les organistes Séjan et Després étaient alors chargés de l’expertise des devis.
Signature de Somer, extrait du recueil du conseil de fabrique, le 30 01 1805
La Fabrique, qui n’était pas riche, marchanda un peu et finit par traiter à forfait le 10 janvier 1805 pour 10.500 francs, payables par fractions mensuelles de 350 francs. Le délai d’exécution était fixé à 18 mois, mais la paroisse était si peu fortunée que ces mensualités ne furent pas payées régulièrement et le facteur suspendit ses travaux. En 1807, la Fabrique de Saint-Germain-des-Prés, aux abois, fut forcée de faire appel à la générosité des paroissiens. Une circulaire leur fut envoyée pour solliciter leurs souscriptions en vue de payer l’installation de l’orgue. Enfin les travaux furent achevés et reçus en 1810. Deux inscriptions gravées sur les gros tuyaux des tourelles de droite et de gauche en rappellent le souvenir. Sur la tourelle de gauche, on lit ceci :
L’an 1810, ce buffet d’orgue a été placé et considérablement augmenté par les soins de l’administration. J.L. Lévis, curé de la Paroisse, Guinot, Président, P. Defauconpret, Secrétaire, Cahier, membre du bureau du Conseil de fabrique.
Et, sur la tourelle de droite :
A la gloire de Dieu en 1810. Par les soins de MM. les Curé et administrateurs de cette paroisse, cet instrument a été placé et considérablement augmenté, et la montre* faite à neuf (* nom donné à un des jeux dont les tuyaux sont visibles de la nef et dits « en montre »).
A cette occasion le registre de la fabrique nous renseigne avec détails sur les traitements annuels de l’organiste (600 francs) et des 4 chantres et les deux joueurs de serpent (3600 francs), à comparer aux autres dépenses de la paroisse.
Extrait du recueil du conseil de fabrique, du 31 01 1810
L’instrument était peut-être à peu près aussi bon que celui envoyé à Saint-Eustache. On ne connait aucune illustration de cet état : la photographie reproduite plus loin, certes postérieure à la rénovation qui va suivre fin XIXe, laisse néanmoins supposer que la décoration était infiniment moins riche que précédemment. La tourelle principale est dominée par une statue en pied d’un soldat romain qui n’est autre que Saint-Victor, et a peu de raison d’être dans le sanctuaire voué a Saint Germain, évêque de Paris.
Le soldat romain de la tourelle centrale. Coll. Christian Chevalier.
Après avoir fait le constat de nombreux dérapages supplémentaires des devis nécessitant de nouvelles avances « considérables » de trésoreries, le conseil de fabrique, définit en décembre 1811 les futurs salaires des souffleurs et de l’accordeur : cette date témoigne de fait de la fin des travaux et de la remise en état de l’instrument.
D’autres ajouts furent encore demandées par le facteur Somer en 1812, à savoir l'installation d'un cornet et d'un basson au positif, et d'une trompette au récit, ajouts jugés peu indispensables par la fabrique, et donc refusés.
Miroir, âgé de soixante-quatre ans, reprit avec joie sa place d’organiste, mais sa santé déclinait, et, il fallut lui adjoindre un suppléant. Il mourut le 20 mars 1815, en son domicile rue de Sèvres, n° 2. Le lendemain, 21 mars, M. le Curé inscrivait au procès-verbal cette mention : (9)
Tous les membres présents ont témoigné leur vive sensibilité pour la perte de l’artiste justement célèbre et recommandable sous tous les rapports, qui excitait toujours l’admiration générale lorsqu’il touchait l’orgue.
Le conseil de fabrique nomma alors Jacques-Marie Beauvarlet-Charpentier le 21 mars 1815.
Extrait du recueil du conseil de fabrique, du 21 mars 1815
Dégâts des eaux : la supplique de Beauvarlet-Charpentier et Callinet
On se rappelle qu’en 1772, Beauvarlet-Charpentier avait été nommé, au concours, organiste de Saint-Victor. Son fils, Jacques-Marie Beauvarlet-Charpentier, qui avait obtenu la survivance en 1784, puis avait succédé à son père en 1802 å Saint-Paul, sollicita et obtint donc de la fabrique de Saint-Germain de reprendre sa place à son ancien orgue de Saint-Victor, Mais il trouvait l’instrument en mauvais état et réclama des travaux dont le devis s’élevait à 3.400 francs. Le Conseil de fabrique, en 1817, fut contraint de s’y refuser à cause de la pénurie de ses ressources. En 1819, on fit seulement une petite réparation urgente de 250 francs, nécessitée par le mauvais état de la toiture de l’église qui laissait les eaux de pluie tomber sur l’orgue, alors jugé « hors d’état d’être touché » (9).
Enfin, depuis 1812 avec un paroxysme en 1824, commencèrent dans l’église de grands travaux de maçonnerie (démolition des deux tours latérales, réfection des murs et de la toiture, construction d’une chaire), durant lesquels le malheureux orgue, couvert de plâtre et de poussière, fut gravement détérioré (on relève notamment une plainte du souffleur faisant suite à l’obstruction de tout le circuit d’air par la poussière, et à d’autres dégâts des eaux). La fabrique impliqua donc le Préfet pour négligence, et en profita malicieusement pour glisser dans l'enveloppe le devis précédemment demandé par le facteur pour améliorations "qui le porteraient au dernier degré de perfection", devis qu'elle avait précédemment refusé.
En 1826, Beauvarlet-Charpentier et le facteur Callinet adressèrent conjointement au Préfet de la Seine une nouvelle supplique et un devis de réparations urgentes commençant ainsi : (10)
L’orgue de la paroisse Saint-Germain des Prés, est dans un tel état de dépérissement, occasionné par les travaux que l’on a faits depuis trois ans dans cette église, qu’il est d’une très urgente nécessité d’y faire une réparation complète, si l’on veut conserver un des meilleurs buffets d’orgues de la capitale, et éviter de bien plus fortes dépenses s’y l’on tardait à y remédier.
Sur la proposition du Préfet, le Conseil municipal de Paris accorda une subvention de 4.800 francs, qualifié d’« amateur éclairé » dans le recueil des délibérations de la fabrique, gratitude lui étant alors rendue. L’orgue fut à peu près remis en état. La fabrique, étant un peu plus riche, put y ajouter quelques améliorations, et notamment en 1828 des jeux de « bombardes et autres objets », la réception eut lieu le 18 décembre 1828 par Marègues, de Saint-Thomas, Sejan, de Saint-Sulpice, et Fessy, de l'Assomption, désignés comme experts. Enfin en 1829, on soldait à 8.900 francs le mémoire du facteur Callinet.
Nicolas Séjan. C.N. Cochin del. 1789. BnF
En 1833, Beauvarlet-Charpentier mourut et fut remplacé par Joseph Bergancini, musicien érudit, professeur de composition, qui resta à Saint-Germain-des-Prés jusqu’en 1841. Il eut pour successeur un organiste aveugle nommé Moncouteau. Mais, de 1842 à 1848, puis de 1851 à 1861, les importants travaux entrepris dans l’intérieur de l’église firent délaisser l’orgue qui devint hors de service.
Baltard, architecte du nouvel orgue
Cependant, à la fin de 1860, le Conseil de fabrique reconnut qu’une paroisse parisienne, appelée à être le lieu de grandes cérémonies religieuses, ne pouvait se contenter d’un petit orgue d’accompagnement et devait avoir un grand orgue. Il vota 35.000 francs demandés par le facteur Stoltz pour la remise à neuf de l’orgue de 1810 augmenté des perfectionnements modernes et dans le style de l’époque, qui se voulait romantique. En 1863, le travail était terminé, on peut en voir le résultat sur la figure ci-après.
Après la restauration de Baltard. Coll. Christian Chevalier.
Le grand buffet est l’œuvre de l’architecte Baltard, qui fit disparaître le buffet du positif, très probablement par souci de l’esthétique de l’époque, ce qui acheva d’affecter l’instrument d’une grande « lourdeur » (on connait les incessantes rivalités entre les architectes des buffets et les facteurs d’orgue). Une horloge faisant face à la nef fut alors installée par Baltard.
Louis James Alfred Lefébure-Wély, alors pressenti comme organiste au vu de sa célébrité, déclina finalement cette proposition, après avoir habilement fait surenchérir la paroisse de Saint-Sulpice. Le Conseil nomma alors organiste Peters Cavallo, très habile artiste qui quitta Saint-Vincent-de-Paul pour Saint-Germain-des-Prés, et en 1876, de nouvelles améliorations furent encore apportées à l’orgue, et coûtèrent 4.690 francs. Enfin, en 1892, MM. Stoltz frères exécutèrent, moyennant 8.000 francs, divers derniers travaux de perfectionnements qui furent reçus par l’éminent organiste M. Widor. M. Jules Stoltz, professeur à l’école de musique religieuse, fondée par Niedermeyer, auteur de plusieurs oratorios et autres ouvrages remarquables, devint l’organiste excellent de Saint-Germain-des-Prés. C’est ensuite au début du XXe siècle que l’organiste André Marchal fit modifier l’instrument, introduisant quelques techniques nouvelles de l’école de facture d’orgue dénommée « néoclassique », mais l’instrument restait « lourd »...
André Marchal, photo H. Manuel. BnF
La dernière restauration, dite d’André Isoir.
En 1963 fut décidée la dernière grande rénovation de l’instrument (facteur HAERPFER & HERMANN), en suivant les recommandations de l’organiste André Isoir. Les travaux furent terminés en 1973.
Etat actuel de la console et de ses registres, dont les différents tons de bois se rapportent à chaque clavier.
L’orgue, le grand buffet et le buffet du positif en surplomb sur la tribune.
A cette occasion le positif (dit « de dos » car il se trouve derrière l’organiste) a été remis en place. L’orgue comporte maintenant 56 jeux distribués par un pédalier et quatre claviers (positif, grand-orgue, bombarde et récit expressif), avec une console moderne.
A notre connaissance, les organistes que l’on peut entendre à Saint-Germain-des-Prés sont aujourd’hui Anne-Marie Blondel et Jean-Paul Serra.
CCh.
(1) Choses mémorables de l’Abbaye de Saint-Germain Des Prés (Bnf mms. f .fr 18.816)
(2) Bnf mms. f. fr. Abbaye de Saint-Germain des Prés, n.18.818 p. 212 et suiv.
(3) Bnf mms. f. fr. n. 16.860
(4) Délibérations du Séniorat, ibid., 9 octobre et 4 décembre 1768.
(5) Séb. Mercier, Tableau de Paris (t. II, chap. CXXXI).
(6) Paris en Miniature par D. de Luchet (1774, p. 59)
(7) Mém. du Père Gourreau (Bnf. mss. f. fr. 24.082) (8) Registre capitulaire de l’Abbaye de Saint-Victor (Arch. nat. LL. 1451)
(9) Registre de la fabrique de Saint-Germain-des-Prés
(10) Coll. pers. X.