Quand un LAPEROUSE en cache un autre
Le restaurant Lapérouse partage avec le café Procope le privilège d'être l'un des deux plus anciens lieux de restauration du VIe arrondissement et de ce fait classés monuments historiques. Situé sur le quai des Grands-Augustins à l'angle de la rue éponyme, c'est à l'origine une demeure particulière, édifiée à la fin du XVIIe siècle pour François Forget, vicomte puis comte de Bruillevert, chef du vol pour héron de la Grande Fauconnerie du roi, puis grand maître des eaux et forêts. Le quartier est habité à l'époque par les gens de robe, comme les Séguier, et sur lui plane l'ombre respectable du couvent des Grands-Augustins, qui justement occupe sur le quai l'angle opposé à l'hôtel de Forget. Sous Louis XV il est occupé par Jean-Baptiste-Michel Renou de Chauvigné, géographe et imprimeur-libraire, qui y exerce son activité sous le nom de Jallot (celui de son beau-père), comme on peut le lire par exemple sur les plans qu'il a réalisés, dont le célèbre plan de Paris bien connu des historiens.
Le restaurant Lapérouse. Doc. SH6
Lui succède en 1766 un limonadier, un dénommé Lefèvre, et c'est pour l'hôtel le début d'une reconversion, puisque le nouveau propriétaire y installe un commerce de vins complété d'un service de restauration. Le lieu n'avait pas été choisi au hasard : depuis 1679 se tenait en effet sur le quai, les lundis, mercredis, vendredis et samedis, un marché à la volaille et au gibier, qui attirait dans le plus grand désordre vendeurs et chalands, soit une clientèle aimant faire bonne chère . Une telle agitation engendre forcément un peu de délinquance et, le règlement des transactions, se faisant alors en espèces sonnantes et trébuchantes, ne s'opère pas dans des conditions de sécurité optimales. Lefèvre, ayant entendu des doléances de ses clients, a l'idée de génie de transformer les petites chambres de domestiques du premier étage en salles de réunion discrètes. Le succès est immédiat et grandit encore lorsqu'en 1811 sont inaugurées des halles couvertes appelées Marché de la Vallée, à l'emplacement du couvent qui avait disparu sous la Révolution.
Une nouvelle étape est franchie en 1840 sous le règne de Louis-Philippe. Fort de la notoriété de l'établissement, son nouveau propriétaire, un certain Jules Lapérouse, entreprend de le transformer en un vrai restaurant qui devient rapidement un endroit à la mode dans ce Paris en pleine transformation. Mais la construction des Halles de Baltard donne un coup fatal à beaucoup de ces marchés spécialisés dispersés dans la capitale le Marché de la Vallée est démoli en 1870. La notoriété du restaurant dans un quartier devenu entre temps celui des éditeurs lui permet de surmonter l'obstacle et, à la clientèle des marchands, succède celle des intellectuels qui apprécient l'intimité des « petits salons » aménagés dans les salles du premier étage … D'autant que Jules Lapérouse, ayant perçu l'engouement du public pour l'orientalisme, a donné son propre nom à son enseigne, jouant sur l'homonymie avec l'illustre navigateur disparu à la fin du siècle précédent en allant explorer pour le compte de Louis XVI les îles du Pacifique. Et pour que l'illusion soit complète, il baptise ses petits salons des noms des navires perdus, la Boussole, l'Astrolabe. C'est donc à une pure opération de marketing que Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, doit d'avoir son nom associé à l'un des plus célèbres restaurants parisiens.
Le restaurant Lapérouse pendant la crue de 1910. Doc. Chirstian Chevalier
Panneaux décoratifs en façade sur le Quai des Grands-Augustins. Photo Jean-Pierre Duquesne
Haut de page : photographie Jean-Pierre Duquesne