Fig. 1. Le portail du 50 rue de Rennes. Photographie Christian Chevalier
Au 50 de la rue de Rennes, une curieuse sculpture figurant un dragon surplombe la porte cochère. Elle trône à l’entrée d’un lieu arboré dont la forme très allongée interpelle au vu des photographies aériennes. C’est le « fantôme » de la Cour du Dragon que nous apercevons ainsi du ciel.
La Cour du Dragon était un bel ensemble architectural du XVIIIe siècle, une sorte de passage marchand reliant la rue de l’Égout, absorbée depuis par la rue de Rennes, à la rue du Sépulcre, devenue rue du Dragon.
Tout a disparu, c’est maintenant un ensemble immobilier de haut de gamme.
Fig. 2. La trace de l’ancienne Cour du Dragon, entre le 50 rue de Rennes et le 7 rue du Dragon.
Photographie aérienne Google-Maps.
Fig. 3. La plus ancienne photo aérienne qui nous soit connue, prise en 1920, peu avant la démolition de la Cour. Photographie IGN.
Pour en reconstituer l’histoire, nous sommes tout d’abord partis d’une description des lieux, dressée en 1913, soit quelques années avant leur démolition, parue dans un article de Félix Damico, augmenté par nos soins de quelques illustrations (Bulletin de la Société historique du VIe arrondissement, vol. XVI, 1913, t. I, « La cour du Dragon »).
Cette monographie étant toutefois insuffisamment précise sur les origines de la conception et de la réalisation des bâtiments, nous l’avons complétée en utilisant les résultats présentés en 1977 par un de nos conférenciers, Michel Gallet (notre Bulletin n°5 Années 1977-1978 : « Les origines de la Cour du Dragon et de la rue Childebert »).
Enfin quelques notices de la Commission du Vieux Paris et quelques documents de notre fonds documentaire nous ont permis de comprendre l’historique tumultueux de sa destruction puis de ses reconstructions successives.
LA COUR DU DRAGON, DESCRIPTION EN 1913, par Félix Damico
En écrivant cette petite monographie, j’ai eu simplement le désir d’attirer votre attention sur un fait particulier qui se produit en ce moment même, dans le VIe arrondissement, et qui est pour nous surprendre, justement à une époque où le scepticisme, en matière religieuse, se manifeste le plus.
Un énorme dragon
Vous connaissez tous, certainement, dans la rue de Rennes, l’entrée monumentale de ce passage, appelé Cour du Dragon, et faisant communiquer aujourd’hui la rue de Rennes, au n° 50, avec la rue du Dragon, au n° 7. Il y a là, en renfoncement, un bâtiment avec une entrée majestueuse, à double cintre. La porte est large mais peu élevée et fait partie du premier cintre, comportant une fenêtre, à l’entresol. Cette fenêtre est, pour ainsi dire, écrasée par un énorme Dragon ailé, sculpté dans la pierre même et qui, la tête fièrement relevée, semble prêt à la lutte : en effet, il lutte, depuis bientôt deux siècles, contre les intempéries qui n’ont eu, heureusement, aucune prise sur lui, car il nous est très bien conservé. Cet animal fabuleux sert de support à une deuxième fenêtre, située au premier étage de l’immeuble et comprise dans le cintre supérieur.
Fig. 4. L’entrée de la cour du dragon, document Sh6. Cliché J. Hausen. Coll. Sh6
Ajoutons que ce cintre est surmonté d’un motif sculpté Louis XV, avec coquille centrale et deux cornes d’abondance du plus bel effet. À la fenêtre existe un balcon en fer forgé.
Les origines de la cour
Disons qu’au XVe siècle, les chanoines de l’hôpital du Saint-Sépulcre, sis rue Saint-Denis, à Paris, et connu sous le nom du Grand Sépulcre, possédaient par suite d’un legs de Pierre Boullard, une propriété, appelée Petit Sépulcre, à proximité de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où vivaient quelques-uns de ces religieux : aussi, la voie où était installée cette annexe prit-elle aussitôt le nom de rue du Sépulcre. Tenant alors, d’un côté, à la rue Taranne et, de l’autre, à la rue du Four (carrefour de la Croix Rouge), elle devint plus tard la rue du Dragon en raison du voisinage de la cour du même nom(1). Sur les terrains, appartenant aux chanoines du Saint-Sépulchre, ainsi que sur les dépendances de l’hôtel de Taranne(2), on construisit, en 1652, un grand manège ou académie, sorte de caravansérail où venaient demeurer et s’instruire sur l’art de l’équitation et des armes les jeunes gentilshommes de France et principalement de l’étranger.
Fig. 5. Extrait du plan de Jaillot fils (c. 1710). Document Sh6. En vert clair le terrain de l’Académie. La Cour du Dragon a été percée sur l’emplacement de cette académie royale afin de relier la rue de l’Esgoust (maintenant du Dragon) à la rue du Sépulchre. Sur ce plan le nord est à gauche.
Ces sortes d’académies, très nombreuses, à cette époque, sur la rive gauche de la Seine - la plupart dans le nouveau et aristocratique faubourg Saint-Germain - furent très fréquentées.
Les noms de quelques-uns des directeurs, de ces académies sont parvenus jusqu’à nous : ce sont les Pluvinel, Longpré, Bernardy, et autres. Mais elles n’eurent qu’un temps. L’esprit de spéculation commençant à naître, et Paris s’étendant vers l’Ouest, on vit s’élever, de ce côté de la rive gauche, un grand nombre de ces splendides hôtels particuliers que l’on admire encore de nos jours, dans les rues de Grenelle, de Bellechasse et de Varenne. Il en fut de même des maisons pour y abriter de modestes habitants et dont les rez-de-chaussée devaient servir au commerce et à l’industrie.
C’est ainsi que, vers 1730, l’académie dirigée par de Longpré, disparut et que l’emplacement qu’elle occupait près de la rue de l’Egout fut acquis par un riche Parisien, Antoine Crozat, le père de la duchesse de Choiseul et de Crozat, président au Parlement. Le nouveau propriétaire s’empressa d’y faire élever les constructions actuelles de la Cour du Dragon.
La construction de l’ensemble architectural
NB : À l’époque où Félix Damico écrivait son article, l’architecte de la cour, et le sculpteur du dragon n’étaient pas connus. La tradition reprenait de notice en notice le nom de Jean-Sylvain Cartaud en tant qu’architecte, selon une hypothèse présentée pourtant comme « prudente » par Jules Cousin (1830-1899), fondateur et conservateur de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et du musée Carnavalet) : il avait simplement fait état que de nombreux travaux avaient été effectués par cet architecte pour le compte de la famille Crozat, dans une notice parue sous pseudonyme que nous évoquerons plus loin.
Il nous faudra donc attendre l’article de Michel Gallet (1977), conservateur des antiquités et objets d’art des édifices civils de Paris, dont nous reprenons les résultats : selon ses travaux, le premier architecte mandaté pour construire la cour fut Victor-Thierry Dailly dont le plan projet est conservé aux Archives nationales (H 2127). Il avait alors imaginé un ensemble d’abord ouvert uniquement sur la rue de l’Égout et se terminant en impasse, jusqu’à ce que les Crozat fassent l’acquisition en 1726 d’une maison rue du Sépulcre, permettant d’ouvrir le domaine vers cette autre rue passante.
Mais Victor-Thierry Dailly ne réussit pas à imposer son projet à l’administration, et fut donc récusé par la famille Crozat au profit de Robert de Cotte, premier architecte du roi, qui réussit à en obtenir l’agrément et confia finalement l’œuvre à un de ses collaborateurs, Pierre de Vigny (1690-1772). On ne connaît pas précisément la date des premières constructions, qui peut être estimée à 1730 par comparaison des plans datés.
Reprenons le récit de Félix Damico.
Laissant, au centre, un espace libre d’environ 7 mètres de largeur, sur un longueur de 100 mètres, l’architecte construit, de chaque côté, six corps de bâtiments sur un plan uniforme et simple, ayant chacun leur entrée spéciale, et élevés de trois étages avec mansardes, à deux logements par étage. Ces logements étaient séparés par un escalier en pierre avec rampe de bois. Les fenêtres d’entresol étaient placées au milieu d’un cintre : au rez-de-chaussée, avaient été aménagés de profonds magasins ou ateliers aux larges portes. L’espace libre, réservé ainsi, permit de desservir ces habitations et magasins. Une rigole, destinée à recevoir les eaux pluviales ou autres, existe toujours au milieu et tout le long de ce passage, où les grès carrés, dont il est pavé, pourraient bien être les mêmes que ceux qui y furent placés à cette époque.
Fig. 6. Situation de la Cour, des rues du Sépulchre (ou du Sépulcre puis du Dragon), et de la rue de l’Égout (ou de l’Esgoult),
avant et après le percement de la rue de Rennes (plan Sh6). Le nord est en haut.
Deux autres bâtiments furent également construits, en même temps, aux deux extrémités, l’un face à la rue de l’Égout (rue de Rennes, 50, aujourd’hui) et l’autre rue du Sépulchre (rue du Dragon, 7) sur l’emplacement de la maison achetée par les Crozat. Ce dernier corps de logis offre une certaine originalité et tranche sur le reste des constructions : sa façade, sur la cour, qui comporte ici cinq étages, à deux fenêtres seulement par étage, est flanquée de deux lourdes tourelles d’un effet moyenâgeux, mais moins élevées que le bâtiment.
NB : Michel Gallet complète l’information en attirant notre attention sur l’habileté de l’architecte à « rattraper » les décalages de dénivellation entre les deux rues par la réalisation d’un escalier à vis « juchés dans des tourelles qui supportaient des trompes ». Il fit appel pour cela au maître appareilleur Pierre de Lafond.
Fig. 7. L’immeuble aux tourelles, et la sortie vers la rue du Dragon. Voir la situation des images sur le plan ci-après.
Photographies E. Atget, prises en 1898 et 1913. Parismuséescollections, musée Carnavalet.
La porte voûtée conduisant à la rue du Dragon (Fig. 8), n’a aucune ornementation entre les deux tourelles : elle a plus belle apparence du côté de la rue, mais ne peut être comparée à la porte opposée, celle au Dragon, qui fut ouverte juste en face la rue Sainte-Marguerite, très ancienne voie partant alors du carrefour formé par les rues des Boucheries et de Bussy et s’arrêtant à la rue de l’Esgoust(3), proche la rue Taranne : ces deux dernières voies ont disparu lors du percement de la rue de Rennes (1867-68) et du boulevard Saint-Germain (voir le plan Fig. 5).
Fig. 8. Les portes de la Cour du Dragon, à gauche rue du Dragon prise par Charles Lansiaux en 1917 (elle se trouvait au niveau du 7 actuel), à droite rue de l’Égout prise par Charles Marville vers 1866 (on voit sur la gauche de l’image la maison faisant encoignure entre la rue de l’Egout et la rue Sainte-Marguerite). Photographies Commission du Vieux Paris et Vergue.com
Quant à la rue Sainte-Marguerite, ses deux extrémités furent supprimées également à ce moment-là ; et, seule, la partie centrale fut conservée : on lui donna le nom d’un évêque de Paris, ancien abbé de Saint-Germain-des-Prés, et elle devint en 1864 la rue Gozlin actuelle, avec sa petite place qui borde, en retrait, le boulevard Saint-Germain.
Fig. 9. Emplacement de la Cour du Dragon, entre la rue de Rennes et la rue du Dragon (copie d’un plan cadastral 1913), avec localisation des figures. Document Sh6.
Une erreur fréquente sur l'origine du nom de la rue "du Dragon" (NDLR).
Une tradition orale bien ancrée attribue l’origine du nom de cette rue à une figure en fonte censée représenter un dragon, disons plutôt un griffon, apposée au premier étage d’un immeuble sis à l’entrée sud de la rue du Dragon, au 44 (Fig. 10 ci-dessous), ornement qui disparut dans les années 2000 à l’occasion du changement d’enseigne du magasin.
Fig. 10. Détails d’une carte postale représentant le dragon en fonte au sud de la rue du Dragon, au 44 (Coll. Sh6), à comparer avec le dessin de Léon Leymonneyre daté de 1876 (le débouché de la rue du Four est à droite). Dessin Parismuséescollections, musée Carnavalet.
Cette hypothèse ne tient pas, en témoigne un dessin du même emplacement (Léon Leymonneyre), daté de 1876, donc largement postérieur à l’appellation « rue du Dragon » (décrétée en 1808), et sur lequel l’enseigne ne figure pas. Cette dernière a en fait été posée fin XIXe par le patron d’un bistro, empruntant au contraire le nom de la rue pour intituler son établissement.
La légende de Marguerite et du dragon
La rue Sainte-Marguerite, qui limitait l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, dont l’entrée se trouvait au n° 64(4), prenait son nom d’une enseigne : L’Image Sainte-Marguerite qui pendait sur une maison élevée au commencement du XVIIe siècle en cet endroit, et faisait face à la porte sud de l’église, la porte Sainte-Marguerite (point rouge sur le plan ci-après). Le nom donné à cette voie qui, nous l’avons dit, venait aboutir à l’entrée de la nouvelle cour, inspira l’architecte. Se souvenant de la légende, si populaire encore à cette époque, de sainte Marguerite et son Dragon, il eut l’idée de faire sculpter, en relief, sur la façade extérieure du bâtiment placé face à la rue Sainte-Marguerite, le fabuleux animal qui nous occupe.
Rappelons, en deux mots, cette légende : Une jeune chrétienne, du nom de Marguerite, fille d’un prêtre des idoles, ayant refusé les avances que lui faisait Olibrius, fut, par ordre de ce proconsul, arrêtée à Antioche et jetée dans un cachot obscur. Tout aussitôt, une vive lueur se produisit, et la jeune martyre aperçut la gueule largement ouverte d'un monstre, qui la happa avec sa langue et allait l’engloutir d’un seul trait ; mais la sainte victime ayant eu le temps de faire le signe de la croix, avant d’être complètement consommée, le Dragon - car c’en était un - creva et Marguerite en sortit saine et sauve. C’est de ce temps-là ajoute la légende, que les dames en mal d’enfant prirent sainte Marguerite comme patronne, estimant qu’ayant eu pouvoir de sortir vivante et bien intacte du corps du Dragon, et étant invoquée au moment des couches, la sainte facilite la sortie de l’enfant du corps de sa mère. Le Dragon placé là, comme une enseigne(5), devait donner son nom audit passage.
Fig. 11. Fond de plan Vasserot, c. 1836, visualisant en clair les transformations urbaines ultérieures.
Source Archives départementales, site web.
NDLR 1 : contrairement à la tradition orale, c’est donc bien la sculpture du dragon (point vert sur le plan), qui donna son nom à la cour, puis par extension à la rue du Dragon (ancienne rue dite du Sépulcre), située à l’autre extrémité de ce nouveau passage.
NDLR 2 : le sculpteur du dragon, le sieur Paul-Ambroise Slodtz, n’était toujours pas connu lorsque l’œuvre fut déposée au Louvre en 1956. Michel Gallet a pu retrouver sa trace à la faveur d’un différend entre la famille Crozat et Pierre de Vigny, à l’occasion duquel l’artiste avait été cité comme témoin (Bibl. nat. Factum n° 16 987).
La Cour du Dragon, « un centre cyclopéen »
Quels furent les premiers habitants de cette vaste construction ? Dans une notice publiée en 1866 par Un Flâneur parisien(6), il est dit que, dès 1804, la Cour du Dragon « ... était devenue un centre cyclopéen, où les marteaux, retentissant du matin au soir, fendaient sans miséricorde les plus robustes cerveaux : c’était le grand bazar des serruriers, poêliers, forgerons, ferrailleurs, qui en avaient chassé toutes les autres industries... ». Prudhomme(7), en 1815, nous apprend que, de son temps, « ... toutes les boutiques de ce passage sont occupées par les marchands de poêles et de vieilles ferrailles... ».
Fig. 12. Couverture de la notice, Un flâneur parisien, représentant l’entrée de la Cour du Dragon rue de l’Égout. Document Sh6.
Cet envahissement de l’immeuble par des chaudronniers, serruriers, ferrailleurs de toutes sortes remonte au XVIIIe siècle. On en trouve déjà trace dans Piganiol de la Force, (1765). Cependant, vivant côte à côte avec ces artisans bruyants, étaient de paisibles habitants, tels que Mlle Dubois, de la Comédie-Française(8), en 1770, chez laquelle fréquentaient M. de Sarral et le tendre poète Dorât ; puis, en 1788, deux suppôts d’Esculape : le chirurgien Duffaut, qui, installé au n° 8, « y faisait, tous les matins, un traitement gratuit des ulcères anciens et des maladies cancéreuses... » , et enfin, un médecin empirique, le sieur Saint-Ange, qui y distribuait « ... au prix de 3 livres le paquet, la Poudre Capitale pour les maux de tête, migraines, etc... ».
Dans une des trois eaux-fortes que le graveur Martial a laissées(9), concernant la cour du Dragon en 1865, il est facile de se rendre compte de l’état des lieux à cette époque, car c’est pris sur le vif : on aperçoit tout le long des murs, et de chaque côté des magasins, de nombreuses grilles en fer, quelques-unes très hautes ; puis, des poêles de cuisine et de chauffage, des tuyaux en tôle pour cheminées, des chaudrons, etc ...
Fig. 13. Eau-forte de Martial, perspective intérieure de la cour, détail. Document Sh6.
Ce qui prouve bien qu’en 1865, l’agglomération des serruriers, forgerons, tôliers et autres ferrailleurs était des plus florissantes en cet endroit, et, par conséquent, des plus bruyantes. Toutefois, le vacarme résultant de la présence de toutes ces industries ne devait guère gêner alors les ouvriers de la partie, habitués dès leur jeune âge au bruit assourdissant des marteaux, ni la plupart des locataires, occupés qu’ils étaient, au dehors sans doute, pendant la journée.
Fig. 14. Photographie de Charles Marville, c. 1866. Doc. Vergue.com
Fig. 15. A LA TÈTE DE CHEVAL, Cour du Dragon (…) , LA BROUSSE JEUNE. FERRAILLEUR, tient Soufflets, Enclumes, Etaux, Outils de Forge, achète et vend tout ce qui concerne son état ; le tout à juste prix. Document Sh6.
On nous a signalé un des plus importants fabricants, M. Cornet, dont une des grilles fut primée à l’Exposition de 1878.
Quoi qu’il en soit, ce genre d’industrie a, dès 1913, presque entièrement perdu de sa vogue : on n’y compte plus alors qu’un seul tôlier et un chaudronnier. Il n’y a plus de fabricants de grilles en fer, celles-ci étant exécutées maintenant dans des usines spéciales, établies aux environs de Paris et principalement en province. On trouve, par contre, dans ce passage, un loueur de voitures à bras et un grand dépôt de bouteilles. Presque tous les magasins - il y en a quinze - sont fermés, ce qui donne un aspect de tristesse à ce lieu autrefois si animé : ces magasins ou ateliers sont devenus des remises d’automobiles appartenant à des commerçants, médecins et rentiers du quartier. Deux marchandes de lait et de café noir sont installées sous la voûte, côté de la rue du Dragon, et leurs boutiques, en plein vent, paraissent assez achalandées, le matin et le soir. C’est assez dire que le silence le plus complet a tait place au bruyant tapage d’antan.
Une agglomération d’environ 400 habitants, tassés …
Dans cette ancienne cité ouvrière, il n’y a plus que des locataires paisibles, des familles de travailleurs cherchant ailleurs une occupation; nous ajouterons une trentaine de femmes âgées ou infirmes, vivant seules, toutes inscrites au bureau dé bienfaisance, et venues là pour y cacher plus facilement leur misère. Les 180 familles, résidant aujourd’hui dans la cour du Dragon, forment une agglomération d’environ 400 habitants, tassés, souvent plusieurs dans une même chambre. Le logement, malgré cela, est propret. Les loyers ne dépassent pas 300 francs par an, et beaucoup sont de 100 francs, payés, bien entendu, à tempérament, mais assez régulièrement : on pourrait affirmer que la plus grande partie des secours, accordés par le bureau de bienfaisance, sert à régler le petit loyer. Le propriétaire actuel de ce vaste immeuble(10), malgré les fortes dépenses qu’il peut avoir à supporter chaque année, pour les réparations et l’entretien de ces vieilles bâtisses, use d’une très grande bienveillance envers ses modestes locataires, quelquefois insolvables, dit-on, par leur faute ; jamais il n'a été employé, vis-à-vis de ceux-ci, des moyens légaux pour leur expulsion. Il n’est pas rare de trouver aujourd’hui, à chaque étage, quatre ou cinq logements alors qu’il n’en existait que deux, antérieurement.
Fig. 16. Détail du cliché d’Hausen (extrait de la Fig. 4 ).
Aucun numéro, ni aucun nom ne se trouvent placés sur les portes de ces logements; mais on est renseigné aussitôt par les locataires présents chez eux, et à la porte desquels on aura frappé, car tout le monde se connaît dans l’immeuble et l’on est toujours très bien reçu, du reste. La cour possède quinze entrées, non fermées, et signalées chacune, extérieurement, par un numéro d’ordre, cinq à droite, huit à gauche et deux en façade; par suite, quinze escaliers, très étroits, avec les marches de pierre, en partie usées, conduisant aux étages.
Un seul escalier, celui du n° 3, est large, avec rampe très simple en fer, et éclairé par de hautes fenêtres, et, le soir, par un bec de gaz. Les quatorze autres escaliers ne sont aucunement éclairés le soir, et très peu dans la journée. L’étranger qui s’y aventure a quelque chance de tomber et de se blesser. Les locataires, par suite de l’habitude, descendent et montent sans lumière : quelques-uns, en rentrant, à la nuit, appellent de la cour pour qu’on vienne les éclairer. Quant aux enfants, ils rentrent de bonne heure. Comme les escaliers, les portes des logements, très massives, en bois et assez grossières, sont dans un état de vétusté qui indique qu’elles n’ont jamais été remplacées depuis leur première installation bicentenaire. Elles sont montées sur de forts gonds : les serrures mêmes sont de l’époque et, malgré leur long usage, fonctionnent toujours.
Chaque palier reçoit, pendant le jour, une faible lumière pénétrant par une fenêtre qui donne sur une courette. Près de cette fenêtre est une prise d’eau, non potable il est vrai, mais très utile pour l’entretien des logements, des cabinets d’aisances communs, et souvent pour le blanchissage du linge de famille. Aussi, tout y est très propre. L’unique concierge, sérieuse gardienne de cet important immeuble, et, en même temps, chargée du balayage de ces nombreux escaliers, ainsi que de la cour, se fait remplacer pour ce travail, qui est exécuté, chaque semaine : souvent, c’est une locataire bénévole qui le fait.
Dans la cour, aux deux extrémités, ont été installées deux fontaines en fonte qui alimentent d’eau de source toute cette population. On aperçoit encore les hautes margelles de deux anciens puits, comblés depuis longtemps déjà, et qui se trouvaient placés, tous deux, sur le côté gauche et contre le mur.
La Cour est éclairée le soir, et jusqu’à minuit seulement, par quatre becs de gaz. Les crochets qui supportaient les poulies servant autrefois à la suspension de grosses lanternes, au centre même du passage, sont restés à leur place : on en compte six, - trois de chaque côté -à la hauteur du premier étage. Des plantes grimpantes garnissent, dès le printemps, bien des fenêtres où l’on voit, suspendues au milieu de linges à sécher, de modestes cages en bois, dans lesquelles, les petits prisonniers ailés, par leur clair gazouillement, font oublier l’ancien vacarme des marteaux tombant sur l’enclume.
L’emplacement se prêterait à merveille, aujourd’hui, aux auditions musicales, et les refrains de la Valse lente, ou de la Veuve Joyeuse viendraient, bien à propos, distraire les locataires âgés ou les ménagères, chargés de garder le logement familial ; mais aucun de nos musiciens ambulants, qui cependant n’auraient pas à craindre là les rigueurs des ordonnances de police - puisque ce n’est pas sur la voie publique, n’ose s'y arrêter - car les gros sous y seraient rares. En effet, la misère est grande. Nous avons dit que quelques-uns des habitants de ce passage étaient assistés par le bureau de bienfaisance. Ceux-ci occupent, presque tous, les chambres mansardées où l’on ne parvient que par des escaliers dits de meuniers, dont la rampe, très nécessaire, est remplacée par une grosse corde. Un détail personnel à ce sujet : c’est dans un de ces cabinets, long boyau comprenant, en fait de mobilier, un vieux lit-cage déployé, une table à battants absents, et un petit poêle de fonte, que la locataire, qui nous avait été signalée, comme vivant seule, fut trouvée, un jour, par nous, entourée de quatre chats, dont un prit aussitôt la fuite par la petite fenêtre restée ouverte et donnant sur le toit. Ayant un loyer annuel de 100 francs qu’elle ne payait que difficilement pour ce taudis, et, d’autre part, ne pouvant plus exercer sa profession de matelassière, la femme X..., dont il s’agit, demandait une augmentation de son secours annuel. A notre arrivée, cette femme se rendit bien vite compte de notre étonnement, bien compréhensible, à la vue de ces quatre Raminagrobis, qu’il lui fallait nourrir chaque jour, alors qu’elle-même n’avait pas le strict nécessaire. Lui ayant fait remarquer qu’il y avait là un supplément de dépense bien peu admissible dans sa précaire situation, elle me répondit : « Ces trois bons amis, - le quatrième étant un voisin de gouttière - m’ont été confiés par une Dame du quartier, bienfaitrice des animaux, qui m’alloue un franc par jour pour leur nourriture... ». Faisant alors un virement à son profit, la femme X... vivait, en même temps, de cette petite allocation journalière !
Sur une centaine d’enfants que l’on peut facilement compter dans les 180 familles résidant dans la Cour du Dragon, il en est cinquante environ qui fréquentent les écoles, soit laïques, soit congréganistes, du quartier, et, malgré cela, font bon ménage. Leur rentrée de la classe, à midi, par petits groupes, est on ne peut plus tranquille, pressés qu’ils sont d’aller prendre leur repas, que souvent le père ou la mère, absents, leur ont laissé tout prêt, où qu’ils préparent eux-mêmes; puis, ils retournent à la classe, pour le restant de la journée, avec la même régularité et le même bon ordre. Ces enfants adorent tous la concierge, la mère Berger, comme ils l’appellent familièrement, tronquant ainsi son vrai nom, Heinschberger, dont le mari est d’origine alsacienne, et chez laquelle ils se précipitent, la plupart, pour y prendre ou y déposer la clé du logement, en l’absence des parents. Mme Heinschberger, ce qui est à son éloge, est préposée à la garde de l’immeuble dont il s’agit, depuis 28 ans déjà. Elle habitait dans la Cour avant son mariage et succéda à une de ses parentes dans la fonction de concierge : elle a élevé là quatre enfants, tous bien casés actuellement. C’est une concierge d’un genre à part : jamais elle n’eut à tirer le cordon traditionnel, par la seule raison qu’il n’en existe pas. Une vaste porte-cochère en bois et recouverte de gros boulons de fer, se trouve bien à chaque extrémité de la Cour, mais ces deux portes sont censées être fermées, la nuit, dans ce passage qui est une voie privée. En effet, celle de la rue du Dragon est fermée, chaque soir, à 9 heures, en toute saison, ce qui oblige les locataires à pénétrer chez eux, à partir de cette heure, par la porte de la rue de Rennes. Celle-ci n’est fermée qu’à minuit, mais pas complètement, car une deuxième porte très étroite y a été ménagée et reste entr'ouverte toute la nuit, ne laissant toutefois passer qu’assez difficilement une personne, et pour cause : le propriétaire s’évitant ainsi les désagréables surprises d’un déménagement à la cloche de bois.
La concierge ne quitte jamais sa petite loge, très bien éclairée, et de sa fenêtre, bien qu’à moitié couverte de plantes grimpantes, ainsi que de sa porte vitrée, elle voit tout ce qui se passe dans la Cour. Elle sait si les locataires sont ou non sortis; et, sans avoir à consulter le registre où sont inscrits les nombreux habitants de l’endroit, elle n’est jamais embarrassée pour indiquer le logement, le numéro de l’escalier, l’étage et la porte : « Voyez numéro 11, au troisième, la deuxième porte à gauche... » Cependant, la vie sédentaire qu’elle mène là, depuis 28 années, lui a occasionné un certain embonpoint qui peut la gêner, certes, un peu, mais la rend encore plus respectable.
Sur les deux battants de la grande porte située rue de Rennes, sont cloués deux vieux écriteaux ; le premier est ainsi conçu : « Le public est prévenu que l’on ne passe plus dans la Cour après 9 heures du soir, » et sur le second, on lit : « Il est défendu de faire stationner des petites et des grandes voitures sous cette porte, sous peine d’amende. » Deux grosses bornes en pierre sont posées à droite et à gauche de cette porte, extérieurement; mais elles sont modernes. Sous la voûte également, près de cette porte et contre le mur, de chaque côté, on remarque encore de larges bandes de fer, placées à une certaine hauteur, destinées à éviter le frottement, contre la muraille, des jantes des roues des grosses voitures qui passaient par là.
En dehors, à gauche de cette même porte de Rennes, une petite porte étroite, aujourd’hui inutilisée, mais très bien conservée, devait servir primitivement de porte d’entrée au débit de vins existant là et dont l’installation actuelle, au goût du jour, a exigé une autre entrée. Depuis de nombreuses années, on voit à la terrasse de ce négociant en vin, hiver comme été, un grand éventaire de marchande de fleurs, qui rompt agréablement l’aspect quelque peu sévère de l’entrée de la Cour avec son Dragon, et sur la petite porte en question, il existe une belle enseigne, en fer forgé, commune à beaucoup de débits de vins de l’époque, composée d’une couronne de pampres entremêlés de grappes de raisin et en supportant une grosse, au centre. Deux petites flèches en fer s’entrecroisent sous cette couronne et servent à la maintenir ainsi au-dessus de la porte. Sur la marquise de ce magasin on lit l’inscription suivante : Au Dragon. En effet, au-dessus de la marquise, mais sur le mur, a été reproduit en peinture noire, à peine visible actuellement, un dragon pour servir d’enseigne.
La Glace de la Dame blanche
Si l’on se reporte à la gravure de Martial dont nous avons déjà parlé, on peut voir qu’en 1865, sur le mur, là même où a été peint ce Dragon, on lisait deux inscriptions, l’une en assez gros caractères, sans doute le nom du commerçant d’alors « Regimbal », et l’autre, placée au-dessous de ce nom et tenant lieu d’enseigne : Au Dragon de la Reine Blanche. Etait-ce là une sorte de jeu de mot, par allusion au dragon voisin ? Quoi qu’il en soit, on trouve encore de nos jours, sur le boulevard Saint-Germain(11), non loin de la Cour du Dragon, un établissement, renommé pour ses glaces et dîners, ayant pour enseigne : A la Dame Blanche. Ceci demandait une explication, car ces deux anciennes enseignes semblaient attester une même origine.
Fig. 17. L’entrée de la cour du Dragon rue de l’Égout, gravure de Martial, (coll. Sh6), et photographie de Emonts
(Parismuséescollections Musée Carnavalet).
Or, il ne saurait exister, d’après nos recherches, aucune corrélation entre elles. Ce dernier établissement a été ouvert en 1820 par M. et Mme Blanche pour la vente des fruits ; ils y ajoutèrent, en 1825, la fabrication de crèmes et glaces qui furent renommées dans le faubourg Saint-Germain. On nous assure que, dans un dîner, une certaine glace vanillée ayant été très appréciée, la comtesse de P... s’exclama : « Vraiment, cette dame Blanche vend d’excellents produits ». Le propos, rapporté au commerçant, celui-ci s’empressa de donner son nom à cette spécialité, qui ne fut plus connue que sous l’appellation : Glace de la Dame Blanche, qui devint ainsi, en même temps, l’enseigne de cette importante maison. Ajoutons que, devant le succès obtenu par les époux Blanche, un autre commerçant vint, quelques années plus tard, ouvrir presque en face, un magasin de glaces et confiserie, qui prit comme enseigne : A la Reine Blanche. Il y eut procès ; la nouvelle enseigne fut modifiée ainsi : A la Reine de Castille ; puis, le malencontreux concurrent dut s’en aller, faute de clients.
L’eau-forte du graveur Martial montre également une excavation dans le mur de face, à la gauche du Dragon. Est-ce une petite niche ayant abrité une statue, une sainte Marguerite probablement ? Mais cet enfoncement a disparu depuis et aucune trace n’en est restée dans la façade.
La niche de la cour du Dragon
Il en est tout autrement dans la Cour du Dragon. En effet, vers le milieu de cette Cour et à gauche, au-dessus même d’un des puits signalés, il existe dans le mur, entre deux fenêtres de l’entresol, une niche, qui d’ordinaire n’attirerait pas les regards des passants, mais qui, en ce moment, et pendant le mois de mai seulement, est gracieusement garnie de bouquets de lilas et autres fleurs blanches.
Fig. 18. La niche de la Cour du Dragon. Cliché G. Hauser. Doc. Sh6.
Sur deux supports extérieurs sont placés de chaque côté, deux pots de fleurs d’anthémis. Le fond de la niche est peint en couleur bleue, faisant mieux ressortir la blancheur d’une statue de la Vierge, portant l’Enfant Jésus dans ses bras. Cette statue est-elle en bois, en pierre ou tout simplement en plâtre ? (12). Une petite balustrade en fer forgé, comportant, au centre, deux lettres entrelacées A. M. (Ave Maria) (13), protège le bas de la niche. Six godets en fer se trouvent fixés sur le rebord supérieur de cette grille pour recevoir chacun une chandelle, ainsi que nous venons de le constater, nous-mêmes, aujourd’hui. Pourquoi ce dépôt de fleurs et ce luminaire, en ce mois de mai? C’est ici que se place le fait qui a, pour ainsi dire, provoqué cette notice sur la Cour du Dragon, voie privée, il ne faut pas l’oublier. Ainsi que nous l'ont affirmé M me Heinschberger et son mari, qui, âgé de 70 ans, est né dans cet immeuble, la petite chapelle en question est, de temps immémorial, fleurie, chaque année, au mois de mai ; en outre, et pendant tout ce même mois, à la nuit tombante, des bougies, que l’on laisse se consumer pendant la nuit, y sont placées chaque soir et allumées. Quelques locataires de l’immeuble, avec d’autres habitants du quartier sans doute, mus par un sentiment de piété, se croient tenus de perpétuer ainsi cette vieille coutume religieuse qui, du reste, n’a jamais donné lieu, de la part des autres habitants, à aucune manifestation contraire.
Le propriétaire même, dont les opinions religieuses, on le sait, sont tout autres, montre ici une tolérance qui est tout en son honneur. C’est un reste des anciennes traditions du Vieux Paris, qui, hélas !, à quelque point de vue que l’on se place, tendent malheureusement, pour les amis de l’antique Lutèce, à disparaître de jour en jour ! Doit-on savoir gré aux habitants de la Cour du Dragon de nous l’avoir ainsi maintenu ? D’aucuns seront peut-être d’un avis contraire. Il était, en tout cas, de notre devoir, comme membre de la Société historique du VIe arrondissement, de signaler ce fait dont il n’a été trouvé aucune trace dans les nombreux documents relatifs aux Curiosités de Paris. Nous avons vainement consulté : Watin : Etat actuel de Paris, 1787, Lefeuve, Piganiol de la Force, Prudhomme, Le Miroir fidèle de Paris, 1815, Fournier, Henri Boulet, Virmaître, de Villebresme, de Rochegude, les tables des sociétés des Antiquaires de France et de l’Histoire de Paris. L’ouvrage tout spécial, très rare quoique récent, de M. J. de M.(14) : Les Vierges de Paris, 1899, leur domicile, numéro et nom des rues qu’elles habitent, ne fait pas mention de la Vierge de la Cour du Dragon.
Si, dans quelques années, et cela ne saurait tarder, ce vieil immeuble fait place à des maisons de rapport, nous pensons bien que le fameux Dragon nous sera laissé sur le même emplacement, ou bien pourra aller rejoindre à Carnavalet, avec la petite Vierge, d’autres souvenirs du Vieux Paris.
- Fin de l’article de Félix Damico, 1913 -
LA FIN DE L’HISTOIRE DE LA COUR DU DRAGON
Les premiers vœux de la Commission du Vieux Paris
Légèrement en retrait de la future rue de Rennes, la cour avait échappé à son percement (effectué en 1870 sur sa portion nord). Le portail était certes intact mais deux menaces sérieuses pesaient sur l’édifice, sa façade en biais, peu acceptable à l’heure des grandes perspectives, et la spéculation immobilière.
Fig. 19. La façade de la cour du Dragon, en biais par rapport à l’alignement de la rue de Rennes (pointillés jaunes).
Carte postale c. 1910. Coll. Christian Chevalier
Dès 1898, un administrateur de la Société historique du VIe arrondissement, M. Lucien Lambeau, annonce dans notre Bulletin(15), que ce portail est menacé de destruction. « Il souhaite que l’architecte des nouvelles constructions fasse son possible pour plaquer dans la façade qu’il édifiera ce beau motif architectural. Dans tous les cas il demande qu’une minutieuse reproduction en soit prise ».
Dans notre Bulletin de 1921, M. Laschett s’inquiète ouvertement de la spéculation immobilière de plus en plus affichée menaçant de dangers imminents cet ensemble architectural, il se veut néanmoins rassurant en annonçant que la Commission du Vieux Paris va s’occuper de la protection de la Cour du Dragon.
La Commission du Vieux Paris adopte effectivement un vœu en 1923, demandant le classement de la cour parmi les monuments historiques.
La destruction de la majeure partie de la cour, puis du porche
Mais le propriétaire est plus rapide que l’administration : dès 1925 toutes les maisons donnant sur cour sont rasées, et vite remplacées par un immeuble de rapport assez peu gracieux (il fut détruit à son tour dans les années 40).
Fig. 20. Démolition de la Cour du Dragon, dessin de Boberg, 1926. Parismuséescollections, Musée Carnavalet.
Prenant alors acte de l’irréparable, la Commission suggère alors, à titre de concession, de conserver le proche, encore miraculeusement préservé avec son encadrement, dont les pierres, à dessin d’être ultérieurement remontées dans l’alignement de la rue de Rennes, sont numérotées (Bulletin de la CVP du 28 novembre 1925).
Làs, telle une ruine, le portail trône quelques années encore, noir de crasse et tout effrité, bardé d’échafaudages, jusqu’en 1954, année où il est détruit.
Fig. 21. Le porche en 1940 (photographie CVP), et ce qu’il en reste en 1951 (flèche verte), trois ans avant sa destruction. (vue aérienne IGN).
Seul vestige de la cour, la sculpture du dragon de Slodtz, en assez mauvais état, fut récupérée et confiée au Louvre où elle fut restaurée : elle est actuellement visible dans la cour Puget.
Fig. 22. La sculpture originale du dragon au Louvre. Photographie Christian Chevalier.
En 1958, le « Cours Désir », chassé de la rue Jacob à la suite de l’édification de la nouvelle faculté de médecine de la rue des Saints-Pères, s’installe alors au 50 rue de Rennes, dans un bâtiment tout juste construit dont la façade est alors réalignée sur la rue. Cette école y reste jusqu’aux années 90, expulsée après de nombreux scandales financiers et autres vicissitudes, laissant place à la Cogedim qui reconstruit un immeuble moderne d’habitations de haut de gamme. Un moulage en résine de la sculpture du dragon est alors installé au dessus d’une nouvelle porte cochère, assez banale.
Fig. 23. La Cour en 2021, vue vers l’est depuis un appartement situé coté rue du Dragon. Photographie Christian Chevalier.
Toute l’histoire de la Cour du Dragon témoigne donc bien d’une belle destruction du patrimoine parisien tout au long du XXe siècle, au profit d’une reconstruction, notamment celle de la façade actuelle, qui n’a pas fait que des satisfaits, en témoignent les nombreux commentaires peu élogieux, comme celui décrivant l’immeuble en question comme « un triste pastiche d’immeuble haussmannien » (voir le site Vergue.com).
Pour mieux comprendre le contexte de cette reconstruction si décriée, on se reportera avec intérêt à la discussion attachée à la page de ce site : l’architecte s’explique les circonstances dans lesquelles il a du œuvrer, avec un style quelque peu,… désabusé.
Christian Chevalier
(1) Dans le plan de Pierre Bullet et Nicolas Blondel, de 1676, revu et augmenté par Jaillot fils, en 1710, cette voie portait encore l’appellation de rue du Sépulchre (sic).
(2) Les Taranne, qui furent argentiers des Valois depuis Charles VI.
(3) Comme on le voit, dans le plan de Jean de La Caille (1744), la rue de l’Esgoust commençait rue Sainte-Marguerite, près la rue Taranne, et aboutissait à la rue du Four.
(4) Numérotage royal ; au n° 75 de cette rue, était la prison des militaires, dite de l’Abbaye, qui y reçut, entre autres prisonniers de la Révolution, Mme Rolland.
(5) Voir Le Carnet (1900), article de M. Edmond de Beauregard, sur les enseignes de Paris.
(6) La Cour du Dragon. M. Herbet nous informe que ce pseudonyme cache le nom de Jules Cousin.
(7) Voyage descriptif et philosophique de l’ancien et nouveau Paris : Miroir fidèle.
(8) L’hôtel des Comédiens-Français était situé à peu de distance, rue des Fossés-Saint-Germain, devenue en 1834, rue de l’Ancienne-Comédie.
(9) Vues du Vieux Paris : 1e perspective intérieure de la cour ; 2e l’entrée, par la rue de l’Egout ; 3e la sortie, par la rue du Dragon. — César Daly, dans ses Motifs historiques d’Architecture, consacre également une belle planche à la grande entrée de la Cour du Dragon
(10) Pendant de longues années, cette propriété a appartenu à M. Scheffer, grand entrepreneur de ferronnerie, et, par la suite, est dévolue à ses deux filles : Mlle Bounoche et Mme Georges Ohnet. M. Paul Fould, conseiller d’Etat, s’en rendit acquéreur en 1891.
(11) C'était avant le percement du boulevard Saint-Germain, en 1866, le n° 10 de la rue Saint-Dominique.
(12) Nous apprenons que la statuette actuelle est en plâtre, mais qu’elle remplacerait depuis plus de cinquante ans, une autre en pierre, restée très longtemps mutilée.
(13) C’est du Louis XV tout pur.
(14) Un prêtre, nous a-t-on assuré.
(15) Bulletin Sh6, 1898, p.80.
Sources :
- Société historique du VIe, Bulletin XVI - Année 1913 T. I , par Félix Damico, disponible sur Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb327246168/date19130101#resultat-id-2
- Société historique du VIe, Bulletin N° 5 - Années 1977-1978 : « Les origines de la Cour du Dragon et de la rue Childebert » par Michel GALLET
- Bulletin de la Commission du Vieux Paris du 28 novembre 1925
- Site Web Vergue.com, la cour du Dragon. https://vergue.com/post/287/Cour-du-Dragon.html
- « L’architecte Pierre de Vigny, 1690-1772, ses constructions, son esthétique », par Michel Gallet, « La Gazette des Beaux-arts », extrait s.d.
- Site de l’IGN https://remonterletemps.ign.fr/cgu