10h29, le lundi 27 mai 1918, les employés des services commerciaux de la prospère Maison Frère ont la frayeur de leur vie : un gros obus s’abat sur le 19 rue Jacob, siège de la célèbre entreprise pharmaceutique parisienne.
Tous comprennent immédiatement : l’immeuble vient d’être atteint par la furieuse campagne de bombardements ennemis qui harcèle les parisiens depuis le 23 mars : les célèbres canons Krupp à longue portée, bien connus sous le surnom de « Grosse Bertha », camouflés sur un pas de tir à Crépy-en-Laonnois, au nord-est de Compiègne et Soissons, sèment alors, à défaut de la panique escomptée, une sourde angoisse dans la population parisienne.
Photographie 1 : l’impact du 23 mars 1918 au 19 rue Jacob. La photo est prise vers le sud depuis une fenêtre du 11 rue Jacob. Le toit visible en bas à gauche de l’image est celui de l’actuel Musée Delacroix. Photographie de Godefroy Ménanteau, Parismuséescollections.
Une photographie, prise dès le lendemain depuis une fenêtre du 11 rue Jacob par le photographe professionnel Godefroy Ménanteau, immortalise l’événement : le trou dans le mur est certes impressionnant, mais les dégâts apparaissent relativement limités, seuls le deuxième et partiellement le troisième étage semblent atteints.
Effectivement, par miracle la bombe n’a pas explosé ! Aucun habitant ni membre du personnel n’est touché.
Les dégâts de structure sont néanmoins préoccupants, au point que la décision est rapidement prise d’évacuer l’immeuble pendant de longs mois pour en restaurer la sécurité et la stabilité. Le personnel de l’entreprise, célèbre notamment pour l’ « Odontine », les « Pilules Vallet » et le fameux « Charbon de Belloc », est alors invité à se réfugier provisoirement hors de Paris : ce sera à Bellevue, et ce jusqu’au mois d’octobre de la même année.
Seule cette photographie nous était jusqu’ici connue, mais par chance, un album de photographies inédites et probablement uniques, précieusement conservé dans la famille des héritiers de la Maison Frère (qui habitent toujours l’immeuble), nous a été confié. Ces épreuves sont signées Torchon, un membre de la même famille (il s’agissait probablement du photographe Louis Torchon).
Les images prises depuis le jardin et depuis l’intérieur donnent une idée saisissante des dégâts occasionnés, Le jardin est dévasté, les projections ont brisé toutes les vitres du bâtiment adjacent, ainsi que sa verrière.
Photographies 2 et 3 : aspect du bâtiment en retour côté sud, prises depuis le jardin (voir plan de situation ci-après).
Au niveau de l’impact, la brèche laisse voir l’effondrement du plancher du troisième étage, une cloison porteuse s’étant rapidement effondrée quelque temps après l’impact.
Photo 4, prise depuis le bâtiment en retour.
Les vues de l’intérieur montrent bien l’importance des dégâts structurels, les cloisons et planchers sont en fait fracassés jusqu’au premier étage. Des étais sont alors rapidement posés dans tout le bâtiment.
Photos 5a et 5b, étayage au niveau du deuxième étage.
Photo 6, vue similaire. NB : aucun des personnages photographiés n’a été identifié.
Une des vues prise de l’intérieur des étages dévastés dévoile sur l’autre coté du jardin (coté est), la façade arrière d’un bâtiment de la rue de Furstemberg, un endroit qui nous est familier.
Photo 7 : vue prise vers l’est, vers le 6 rue de Furstemberg.
Cet intéressant témoignage ne nous fait effectivement pas oublier que l’adresse visée est un lieu doublement remarquable de notre arrondissement : en premier lieu le grand jardin était jadis celui de l’ancienne l’infirmerie de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, le bâtiment touché en 1918, en était d’ailleurs le bâtiment principal. Construit en 1541, il est bien identifié sur les plans et planches illustrées de Dom Bouillart (1724).
Détail surligné d’une planche de L’Histoire de l'abbaye royale de Saint Germain des Prez… par Dom Jacques Bouillart, 1724. Doc. Sh6. Le jardin, surligné en vert est noté X, le bâtiment en rouge noté V est l’infirmerie de l’Abbaye, maintenant 19 rue Jacob. Le nord est en bas.
Fort heureusement conservé, cet espace vert est à présent séparé en deux parcelles, l’une rattachée au 19 rue Jacob coté ouest, l’autre rattachée au 6 rue de Furstemberg coté est, cette dernière abritant à présent le Musée Eugène Delacroix.
Cadastre actuel et situation des photographies (l’impact est en rouge).
Le double jardin est surligné en vert. Le nord est cette fois en haut.
Malgré la légère surexposition de la photo 7, on y aperçoit l’ancienne demeure que le peintre Eugène Delacroix occupa jusqu’à sa mort en 1863 : un pan de mur et le toit de son atelier sont visibles au centre de l’image ainsi que son ancien appartement (fenêtres ouvertes).
L’atelier du peintre sur la gauche de l’encart de la photographie 7, et une vue actuelle de l’atelier depuis le jardin coté musée.
Nous sommes d’ailleurs peut-être en présence de la plus ancienne photographie de ces lieux, heureusement réhabilités à partir de 1929 par la toute nouvelle Société des Amis d’Eugène Delacroix et qui hébergent depuis 1954 le Musée Delacroix.
Depuis les fenêtres du Musée, le public peut donc facilement apercevoir la partie du jardin rattachée au 19 rue Jacob, le bâtiment bombardé en 1918 lui faisant face : au niveau du premier étage de ce dernier apparait, discrètement fichée dans une niche, une curieuse statuette d’un Christ, colorée en rouge.
L’immeuble du 19 rue Jacob vu du musée, et la statuette.
Contrairement à la « tradition orale » du quartier, il ne s’agit pas d’un témoin des grandes heures de l’Abbaye, la photo de Godefroy Ménanteau montrant d’ailleurs bien que cet ornement n’était pas encore en place en 1918 : cette statuette fut en effet posée l’année qui a suivi la bombe par les propriétaires, pour remercier, dit-on, la providence, d’avoir préservé les vies humaines.
Cette campagne de terreur prit fin le 9 août 1918. Au total notre arrondissement aura subi 10 impacts, qui ont provoqué, seulement pourrait-on dire, un mort et trois blessés.
Liste des impacts documentés des canons longue portée dans le VIème (1918) :
Carte des impacts de la campagne de bombardements par canons allemands à longue portée sur le VIe arrondissement en 1918,
avec indication du nombre de victimes. Fond de plan Bouvard, levé en 1900. Document Sh6 surligné.
Le paroxysme de cette campagne de terreur eut lieu, rappelons-le, le 29 mars 1918 dans l’église Saint-Gervais à Paris pendant une cérémonie, l’obus fit alors 91 morts et 88 blessés.
C.C.
Sources et bibliographie :
• Remerciements à Madame Laurence de Ganay, habitante du 19 de la rue Jacob, qui a bien voulu confier et faire partager ce témoignage photographique unique.
• Brochure du Centenaire de la maison L. FRERE , rue jacob (sic), Paris, 1826 -1926, chez E. Desfossés, 13 quai Voltaire.
• Histoire de l'abbaye royale de Saint Germain des Prez … Par Dom Jacques Bouillart, 1724
• Le Musée Eugène Delacroix, A. Serrulaz, D. de Font-Réaulx, Musée du Louvre.
• Feu sur Paris ! Christophe Dutrône, Ed. Pierre de Taillac, 2012.
• Liste des points de chute des bombes, torpilles et obus (source Préfecture de Police).