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1870 Le siège de Paris, chronique locale d'un drame national - 9 - Paris a peur

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1871

9 Paris a peur

 

La Prusse avait choisi de venir à bout des Parisiens par la famine, mais leur acharnement à résister risquait de faire durer l'agonie plus longtemps que prévu et cela n'entrait pas dans les plans de Bismarck. Puisque la ville ne se résout pas à capituler, on fait donner l'artillerie. C'est elle qui aura le dernier mot. Mais avant les obus la capitale avait dû affronter un autre ennemi : le froid.

 

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Dessin de Berne-Bellecourt, intitulé « 1er janvier 1871 », gravure Parismuseescollections

 

 

Un hiver sibérien

 

Des records de froid

En ce début d'année 1871, les Parisiens n'en peuvent plus. À la faim s'ajoute le froid. Car cet hiver 1870-1871 est resté dans les annales parmi les plus rudes jamais survenus à l'époque moderne. Tous les témoignages concordent.

Le 2 décembre, Victor Hugo note : « Il gèle. Le bassin de la fontaine Pigalle est glacé ». Cela dure jusqu'au 14, jour où il écrit, on ne peut plus sobrement : « Dégel ». Mais le froid revient pour Noël ; le 24 décembre : « Il gèle. La Seine charrie ». Elle charrie toujours le 25. Et cela continue. Le 30 : « Froid rigoureux. Depuis trois jours, je sors avec mon caban et mon capuchon ». Le 3 janvier : « Froid vif ». Il semble y avoir une accalmie, mais le 28 janvier « le froid a repris », et le 29 « il neige, il gèle ». Le 4 février seulement, « le temps s'adoucit ».

Ce même 2 décembre, Edmond de Goncourt raconte : « Le froid est vif. […] On entend des bottines de femmes battre la semelle de leurs petits talons, craquant sur la terre gelée ». Le 4, « en dépit du froid, d'une gelée piquante, d'un vent flagellant, je ne peux m'empêcher d'aller voir le spectacle de la barrière du Trône ». Le 9 : « Quel temps pour la guerre que ce temps de gelée et de neige ! ». Le 10, « je reviens cette nuit de Passy à Auteuil, à pied. Le chemin est tout couvert de neige ». Le 12, il se sent, pour une fois, l'âme poète : « Cette nuit, il y a eu de la gelée, puis du dégel, puis encore de la gelée, et je remarque, pour la première fois, un petit phénomène de nature, qui tient de la féérie. Chaque feuille d'arbre est revêtue d'une autre feuille de glace ; si bien que lorsque vous voulez relever un arbuste, écrasé sous le poids de ce cristal, il sonne comme un lustre, et à vos pieds toute cette flore de verglas fait un bruit de verre cassé ». Le 27 décembre, il parle « de la neige qui tombe, rare, floconneuse, cristallisée ». Le 30, « toute l'eau, dans les maisons, est presque de la glace, jusqu'au coin de la cheminée ». Le 1er janvier, l'année lui semble commencer sous de bien mauvais auspices : « Le bombardement, la famine, un froid exceptionnel : voilà les étrennes de 1871 ». Lui aussi note un mieux quelques jours plus tard en se promenant dans son jardin, « dont le vert tendre, sous la tiédeur du dégel, commence à percer le blanc de la neige et du givre ». Le 13, c'est encore « la gelée et le vent glacé ». Le 25, on « se traîne sous un ciel gris, où tombe, de seconde en seconde, un lourd flocon de neige ».

Théophile Gautier ne dit pas autre chose quand il relate une visite faite un jour de décembre au bastion 85, à la poterne des Peupliers : « Nous voilà donc partis en toute hâte, maudissant la lenteur de notre pauvre cheval de fiacre qui patinait sur la neige durcie, d'autant plus glissante que nous avancions dans les rues désertes des quartiers s'étendant au delà du Luxembourg et de l'Observatoire ». Car « depuis trois ou quatre jours, il est tombé une assez grande quantité de neige, à moitié fondue déjà dans l'intérieur de Paris, mais qui s'est maintenue sur le rempart plus exposé au vent froid qui vient de la campagne ». Ce bastion est gardé par la 7ème compagnie du 19ème bataillon de la garde nationale, l'un de ceux composé d'habitants du 6ème arrondissement (voir la chronique n°3). On y trouve nombre d'artistes peintres et statuaires, dont les circonstances n'ont pas entièrement annihilé l'esprit potache. Quelques-uns s'apprêtent à entamer une bataille de boules de neige, quand d'autres suggèrent plus digne de leur talent de réaliser des statues à base de « pains de neige ». Aussitôt dit et bientôt fait : « M. Falguière fit une statue de la Résistance et M. Moulin un buste colossal de la République. Deux ou trois heures suffirent à réaliser leur inspiration, qui fut rarement plus heureuse ». Gautier assure qu'ils eurent un illustre prédécesseur en la personne de Michel-Ange, qui « modela pour satisfaire une fantaisie de Pierre de Médicis une statue colossale de neige, chose rare à Florence, dans la cour même du palais », utilisant pour ce faire « ce marbre de Carrare qui descend du ciel sur la terre en poudre scintillante ».

Jacques-Henry Paradis confirme la rigueur de cet hiver. Mercredi 30 novembre : « Il fait froid ». Le 1er décembre, un de ses amis, qui se dit bien informé, lui rapporte qu'après un affrontement du côté de Neuilly, « beaucoup de blessés, qu'on n'avait pu relever la veille et dont la blessure n'était point mortelle, étaient morts gelés ». Le lendemain 2 décembre, cette notation laconique : « Le froid sera cette nuit des plus rigoureux ». Et à nouveau le 3 : « Ce soir encore, le froid est très vif ; la nuit sera rude pour nos soldats qui campent sur le champ de bataille ». Et encore le 4 : « Le temps est beau, mais le froid est excessif (- 7°) ». Il se met à neiger. Le 8, Paradis écrit : « On peut dire aujourd'hui : Paris est mort, bien mort. Un épais linceul de neige le recouvre entièrement. […] La neige et le froid ont fait cesser toutes les opérations de guerre ». Le 10, « la neige persiste avec le froid continuel ». Le 17, « le temps est toujours sombre, le froid rigoureux ». Après trois jours d'accalmie, « le froid recommence » le 20. Et cela s'aggrave à partir du lendemain 21 : « Le froid a encore augmenté et il souffle un vent d'est très violent ». La veille de Noël, « le froid augmente ; cette nuit le thermomètre marquait moins dix degrés ». Le 26, « le froid n'a pas diminué, bien au contraire, et les jeunes soldats peu aguerris se ressentiront de ces heures passées dans la neige ». Le 27, « il fait moins dix degrés de froid, la neige tombe, épaisse, glaciale ». Le 28, amélioration … très relative : « Le froid continue... mais par moins huit degrés seulement ». De même le 29 : « Ce matin, le froid est moins rigoureux ». La trêve sera de courte durée et ce régime de trêves et de rechutes va durer jusqu'à la fin du mois de janvier. Le 5, « le froid a été d'une violence extrême, le thermomètre est descendu à moins douze degrés ». Le 9, « le froid a cessé d'être rigoureux, mais le temps est humide ». Le 15, « le froid, qui avait sensiblement diminué, redouble de force aujourd'hui ; cette nuit le thermomètre est descendu à moins 10 degrés. Voilà vingt jours qu'il gèle sans discontinuer, ce qui ne s'est presque jamais vu à Paris ». Ce sera sa dernière notation météorologique.

Quant au Journal du siège, publié quotidiennement par Le Gaulois, il signale le 9 décembre à ses lecteurs que « depuis trois jours, on a pêché, sous la glace, les poissons qui vivaient si paisiblement et si gâtés du public dans les bassins du jardin des Tuileries ». Le 24, il donne, pour la première fois, une information météorologique, signe de son caractère inédit : « À minuit, le thermomètre centigrade de l'ingénieur Ducray-Chevallier, au Pont-Neuf, marquait 9 degrés 5 dixièmes au-dessous de zéro.

 

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La maison Ducray-Chevallier sur le Pont-Neuf. Photo Atget 1899. Parismuseescollections.

 

À six heures du matin, 12 degrés au-dessous de zéro. À midi, 8 degrés 7 dixièmes six heures du matin, 12 degrés au-dessous de zéro. À midi, 8 degrés 7 dixièmes ». Cela correspond à peu de choses près aux relevés de Paradis. Le numéro du 6 janvier fait allusion aux « nuits si froides du 23 au 30 décembre ». Le 10 janvier, « la neige paraît contrarier les artilleurs prussiens ». Le 14, « le temps était cruel, le froid intense, les chemins presque impraticables à cause de la gelée ».

 

Des conséquences pratiques

Les théâtres, dont beaucoup avaient tant bien que mal poursuivi leurs représentations, souvent au profit des œuvres de guerre, se voient contraints de fermer. Le 8 janvier Victor Hugo note que « les représentations et les lectures des Châtiments ont dû cesser, les théâtres n'ayant plus de gaz pour l'éclairage et de charbon pour le chauffage ».

Le charbon sert aussi à faire tourner les imprimeries. Le 18 décembre, le même Hugo note : « M. Hetzel [son éditeur] m'écrit que, faute de charbon pour faire mouvoir les presses à vapeur, la fermeture des imprimeries est imminente ». Du coup, il anticipe la mesure en commandant d'urgence « un nouveau tirage de trois mille, ce qui fera en tout jusqu'ici, pour Paris, vingt-deux mille ». Poète, certes, mais les pieds bien sur terre...

De son côté la pénurie de charbon de bois entrave le travail des blanchisseuses. Hugo, encore lui, soucieux de la propreté de son linge, note le 30 décembre qu' « à partir de la semaine prochaine, on ne blanchira plus le linge dans Paris, faute de charbon ». Prédiction qu'il confirme le 5 janvier : « Le charbon manque. On ne peut plus blanchir le linge, ne pouvant le sécher ». Écoutons le raconter la suite : « Ma blanchisseuse m'a fait dire ceci par Mariette : — Si M. Victor Hugo, qui est si puissant, voulait demander pour moi au gouvernement un peu de poussier, je pourrais blanchir ses chemises ». Et, à l'en croire, le 7 janvier, la brave femme serait allée elle-même solliciter les puissants du moment : « Ma blanchisseuse, n'ayant plus de quoi faire du feu et obligée de refuser le linge à blanchir, a fait à M. Clemenceau, maire du IXe arrondissement, une demande de charbon, en payant, que j'ai apostillée ainsi :« Je me résigne à tout pour la défense de Paris, à mourir de faim et de froid, et même à ne pas changer de chemise. Pourtant je recommande ma blanchisseuse à M. le maire du IXe arrondissement. » — Et j'ai signé. Le maire a accordé le charbon ». L'anecdote est jolie, mais notre grand homme n'aurait-il pas tout simplement pris l'initiative de faire jouer ses relations pour améliorer l'ordinaire ? Les pieds bien sur terre, décidément...

 

Sous le feu prussien

 

 

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Gravure anonyme intitulée Le bombardement de Paris 1871. Parismuseescollections

 

Au son du canon …

Les escarmouches entre les bastions tenus par la garde nationale ou mobile et les troupes d'encerclement ont commencé dès le début du siège, sans que les Parisiens s'en inquiètent plus que de raison, certains qu'ils sont de la victoire finale des armées françaises reconstituées en province. Leur préoccupation immédiate (voir notre précédente chronique n°7) est de trouver quoi mettre dans leur assiette.

Mais au fur et à mesure que le temps passe, la pression ennemie s'accroît et le bruit du canon commence à rythmer les journées et les nuits. Tout le monde en parle à partir de la fin novembre. Le 25, Hugo note qu' « on entend beaucoup de canonnade depuis quelques jours. Elle redouble aujourd'hui ». Le 29, « toute la nuit, j'ai entendu le canon ». Et ainsi de suite presque tous les jours.

Le 28, Goncourt écrit : « Cette nuit, je suis réveillé par la canonnade ». Le 29 : « Depuis une heure du matin jusqu'à onze heures, la canonnade sans interruption, une canonnade si pressée que le coup de canon n'est plus perceptible et qu'il semble que c'est l'interminable grondement d'un orage qui ne se décide pas à éclater. […] La canonnade dure toute la journée ». Et ainsi de suite.

C'est aussi le 28 novembre que, pour la première fois, Paradis note dans son Journal : « Au moment où je vais finir cette journée, minuit, une canonnade épouvantable se fait entendre ». Et le 29, il écrit, avec une grande force d'évocation : « Les habitants de Paris, à de rares exceptions près, ont passé la nuit à leur fenêtre. […] On n'entendait qu'un feu roulant. Canons, mitrailleuses, feux de peloton tonnaient et crépitaient sans discontinuer ». Avant de terminer ainsi : « Deux heures du matin, le canon tonne de tous côtés ».

 

Le bombardement commence

Dans les premiers jours de janvier 1871, l'imminence d'un bombardement de Paris a cessé d'être une simple hypothèse. Paradis commence sa chronique du 5 janvier par « Au moment où Paris craint un bombardement ... ». Pur euphémisme au demeurant, puisqu'il note un peu plus loin que « les projectiles ennemis ont franchi l'enceinte de Paris, à deux heures et demie, lancés par les batteries de Châtillon, et sont parvenus jusque vers le Luxembourg. […] Paris a reçu 200 obus dans les quartiers de Montrouge et d'Auteuil. Quelques tombes ont été brisées dans le cimetière Montparnasse ». Mais il ne s'agit pour lui que d'erreurs de tir. Lui-même reconnaîtra le lendemain qu'il s'est trompé. Ce même 5 janvier, Hugo rapporte : « J'étais aux Feuillantines, un obus est tombé près de moi ». Goncourt note le 6 : « Aujourd'hui le bombardement est commencé de notre côté ». Quant au Journal du siège, il ouvre ce même 5 janvier une nouvelle rubrique intitulée : « Bombardement de Paris – Première journée ». Nos chroniqueurs habituels vont désormais détailler, jour après jour, les dégâts causés par les obus prussiens. Nous nous limiterons, dans cette chronique, à rapporter ceux ayant trait au 6ème arrondissement ou ses alentours immédiats.

 

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Bombardement du faubourg Saint-Germain, du 28 décembre 1870 au 28 janvier 1871, gravure de Robida, coll. Sh6

 

6 janvier. Hugo : « Les Prussiens tirent sur les hôpitaux. Leurs obus ont mis le feu cette nuit aux baraquements du Luxembourg pleins de soldats blessés et malades, qu'il a fallu transporter, nus et enveloppés comme on a pu, à la Charité. Barbieux les y a vus arriver vers une heure du matin. Seize rues ont déjà été atteintes par les obus ». Goncourt : « Les obus commencent à tomber, rue Boileau, rue la Fontaine ». Et Paradis convient que son optimisme de la veille n'a plus cours : « Les obus pénétrant plus avant dans le cœur de Paris, il faut donc en conclure que ce n'est point là l'effet d'un tir irrégulier, mais bien d'une intention bien arrêtée de nous bombarder ». Et de nous donner des détails : « Un obus est tombé rue Notre-Dame-des-Champs ; d'autres ont éclaté rue Vanneau, avenue de l'Observatoire, rue d'Assas et rue d'Ulm ».

 

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Bombardements du quartier Notre-Dame-des-Champs, gravure Coll. Christian Chevalier

 

Chacun pressentait qu'on finirait par en arriver là, mais sans oser y croire. La chose advenue, ceux qui y avaient échappé n'eurent de cesse de venir constater de visu le résultat, dans une démarche souvent dépourvue de délicatesse. Hugo note ce même 6 janvier : « Les Parisiens vont, par curiosité, voir les quartiers bombardés. On va aux bombes comme on irait au feu d'artifice. Il faut des gardes nationaux pour maintenir la foule ». Et Paradis de renchérir le 8 janvier : « Aujourd'hui dimanche, la population visite les quartiers éprouvés. Elle y accourt comme pour assister à un spectacle curieux. Dans le quartier de l'Observatoire, plusieurs rues ont été abîmées, ainsi que des couvents. Un obus est tombé rue du Bac ».

Les vingt jours à venir vont être terribles. Le 10 janvier Paradis note que « le feu de l'ennemi a fait beaucoup de mal. Son tir s'est élargi et les bombes ont visité [sic] les 4ème, 5ème, 6ème, 7ème, 14ème, 15ème et 16ème arrondissements ». Le 6ème arrondissement, en effet, est particulièrement touché.

 

Le drame de la rue de Vaugirard

Le 8 janvier, un événement tragique endeuille la rue de Vaugirard. Un obus frappe un établissement scolaire situé au n° 92, l'école Saint-Nicolas, dirigé par les Frères des Écoles chrétiennes. Plusieurs enfants sont tués. Le drame produit peu d'écho. Paradis rapporte sobrement qu' « un obus est tombé sur un dortoir où reposaient douze enfants ; cinq ont été tués ». Hugo est encore plus lapidaire : « Une bombe a tué cinq enfants dans une école rue de Vaugirard ». Quant à Goncourt, il n'en parle pas. Seul le Journal du siège en détaille les circonstances, en publiant une lettre reçue du médecin de l'établissement, le Dr Édouard Fournié. Le mieux est de lui laisser la parole : « Dans la nuit du 8 au 9 janvier, à deux heures du matin, les obus passaient en si grand nombre au-dessus de l'établissement de Saint-Nicolas, rue de Vaugirard que les frères durent faire lever les enfants pour les conduire à l'abri. Le signal de descendre était donné, lorsqu'un obus de 17 centimètres traversant la toiture vint éclater au milieu des enfants : cinq d'entre eux, âgés de douze à quatorze ans, sont morts sur le coup horriblement mutilés ; six autres sont blessés très gravement, et une amputation de la jambe sera probablement nécessaire demain. L'établissement, dirigé par les frères des Écoles chrétiennes, [...] renfermait onze cents enfants appartenant, pour la plupart, à des parents nécessiteux empêchés, par leurs occupations, de garder leur famille auprès d'eux. Dans cette circonstance, cependant, les enfants ont été rendus à la sollicitude de leurs parents, pendant les quelques jours que peut durer encore l'horrible attentat ».

 

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Institut Saint-Nicolas après le bombardement. Gravure coll. Christian Chevalier

 

 

Importants dégâts à Saint-Sulpice

Dans une lettre datée du 5 février, soit légèrement postérieure aux événements, le curé de Saint-Sulpice, André-Jean-Marie Hamon, en fait une relation simplifiée : « Pendant une semaine entière, il nous a fallu déserter l'église visitée par les bombes et faire nos offices dans les souterrains comme aux premiers siècles dans les catacombes. La voûte a été percée en deux endroits ; les poutres et les chaînes de la toiture ont été gravement endommagées. On va s'occuper de réparer les dégâts... ». L'église fut en réalité sévèrement touchée, et à plusieurs reprises.

Le 8 janvier, Hugo, qu'on découvre sentimental, note que « le bombardement a été furieux aujourd'hui. Un obus a troué la chapelle de la Vierge de Saint-Sulpice où s'est fait l'enterrement de ma mère et où j'ai été marié ». Paradis s'en fait l'écho le 10 : « La chapelle de la Vierge, à Saint-Sulpice, a été fortement endommagée ». Relatant les faits le 12 janvier, le Journal du siège crie presque au miracle : « Un fait digne de remarque, c'est que des vitraux ornant cette chapelle, et qui sont fort beaux, comme on le sait, aucun n'a été brisé; les vitres seules donnant du jour ont volé en mille morceaux ». Nouvelle alerte le 14, où, selon Paradis, « un obus est tombé sur la toiture de Saint-Sulpice, qui a été traversée ». Heureusement, la Providence veillait, car Paradis assure que « Dieu a épargné les fidèles en prières ».

Du coup, on renforce les mesures de protection : « Pour arrêter l'incendie, au cas où des obus tomberaient de nouveau sur Saint-Sulpice, on vient de mettre sur les toits de l'église des réservoirs pleins d'eau, et un poste de pompiers est établi en permanence au pied des tours ».

Dans la nuit du 25 au 26, le Journal du siège rapporte que « deux nouveaux obus sont tombés sur l'église Saint-Sulpice. Ils n'ont rien endommagé, n'ayant pas éclaté. On les a retrouvés dans les combles. Malgré cela, le service religieux n'a plus lieu au rez-de-chaussée de peur d'un accident identique à celui qui faillit être la suite de l'éclat du projectile tombé il y a quinze jours. On célèbre tous les jours la messe dans le souterrain, à la chapelle dite de la Vierge ».

 

Le quartier du Luxembourg durement touché ...

Le boulevard Saint-Michel subit des dommages considérables. Le 7 janvier, le Journal du siège rapporte qu'« aux environs du Luxembourg, il y a eu quelques dégâts matériels. Le mur du numéro 150, boulevard Saint-Michel, a été entièrement traversé à la hauteur du troisième étage, où l'on peut voir un trou béant de près d'un mètre de longueur ».

 

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Bombardement au café d’Harcourt, boulevard Saint-Michel

 

Le « quelques » semble un délicat euphémisme si on se fie à Edmond de Goncourt qui écrit le 12 : « Où le bombardement parle vraiment aux yeux, c'est sur le boulevard Saint-Michel, où toutes les maisons faisant angle avec les rues parallèles aux Thermes de Julien ont été écornées par les éclats ».

 

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Aux Thermes de Cluny, gravure coll. Christian Chevalier

 

Arthur Hustin, secrétaire général de la questure du Sénat au début du 20ème siècle, rapporte dans son Le Luxembourg, son histoire domaniale, architecturale, décorative et anecdotique, publiée en 1910, que « dans la nuit du 7 au 8 août, un obus tomba sur l'ancien bâtiment des Chartreux, 64 boulevard Saint-Michel. Il défonça la toiture, éclata dans un logement heureusement inhabité, brisa le mobilier et bouleversa un logement en dessous. Un autre tomba sur le perron circulaire du parterre, dont il brisa plusieurs marches. Le lendemain un projectile jetait bas un pilastre de la grille de clôture sur la rue du Luxembourg [l'actuelle rue Guynemer] ; un autre éventrait la serre aux orchidées [qui existe toujours] ; un troisième ouvrait en terre une conduite d'eau ». Et à deux pas de là, « près du Palais [du Luxembourg] arrivèrent une pluie de gros projectiles dont les détonations brisèrent tous les carreaux du Palais ».

Le lundi 9 janvier, le Journal du Siège relate un nouveau bombardement du même quartier : « Toute la nuit de dimanche à lundi, les obus n'ont cessé d'arriver dans le jardin du Luxembourg et les environs.

 

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Une boutique blindée (Quartier Du Luxembourg), Dégâts rue Casimir-Delavigne gravure coll. Sh6

 

On n'estime pas à moins de cinq cents le nombre de ceux qui sont arrivés sur ce point. Le feu a été très vif toute la nuit, mais surtout, de onze heures à trois heures du matin ». Les habitants de la rive droite, épargnés jusque-là, viennent en curieux contempler le désastre : « Les promeneurs affluaient sur le boulevard Saint-Michel et les environs du Panthéon ». Ce n'est d'ailleurs pas sans risque pour eux : « Il ne fallait rien moins que l'arrivée d'un obus pour dégager la voie et obtenir un peu de silence. Il est vrai qu'aussitôt le danger passé le bruit recommençait ». Un rien misogyne, le journal note que « les curieuses, qui étaient nombreuses, poussaient des éclats de rire comme si elles avaient vraiment assisté à une fête. C'est d'autant plus blâmable que ce qui se passe n'a rien de risible ». Et de conclure sur un bon conseil : « Le bruit empêche d'entendre le sifflement de l'obus et, partant, de se garer. Nous ne saurions trop engager les habitants d'un quartier bombardé à observer le plus grand silence ».

Nouveau déluge de bombes quelques jours plus tard. Le journal note ce qu'il appelle un curieux détail du bombardement : « Un obus est venu tomber sur le trottoir du jardin du Luxembourg précisément dans l'axe du méridien de Paris. On sait que cette ligne méridienne passe par le centre de l'Observatoire et coupe en deux parties égales la grande avenue du Luxembourg ». Le hasard y est sans doute pour beaucoup …

Le 10 janvier, le Journal officiel signale que « le musée du Luxembourg, qui contient les chefs d’œuvre de l'art moderne, et le jardin, où se trouvait une ambulance qu'il a fallu évacuer à la hâte, ont reçu vingt obus en l'espace de quelques heures ». Le même jour, Hugo note, laconiquement comme à son habitude : « Bombes sur l'Odéon ».

Le 14, c'est une institution prestigieuse qui est atteinte : « Un obus est tombé et a éclaté à l'École des Mines, au cabinet du professeur de minéralogie, M. Daubué. Un autre a éclaté dans la collection de paléontologie, où il a causé des dégâts matériels qui s'élèvent au moins à cinquante mille francs. Il y a eu trois commencements d'incendie, aussitôt étouffés par les pompiers de service ». Et de l'autre côté du jardin, « le café de Fleurus, près du Luxembourg, a eu deux cheminées emportées, et la maison qui fait le coin de la rue de Vaugirard et de la rue Madame, sa façade éventrée ». Paradis, quant à lui, note qu' « un obus est tombé sur le théâtre de l'Odéon ».

Le même jour, un obus éclate au 6 rue de Tournon et endommage la librairie Renouard qui se trouvait au rez-de-chaussée. Et deux autres tombent dans la cour du couvent des Carmes, rue de Vaugirard.

Certains habitants n'en perdent pas le sommeil pour autant. Le rédacteur du Journal du siège raconte le 12 janvier qu' « un de nos amis, qui habite, dans le quartier du Luxembourg, un appartement au premier étage, voulait hier matin se mettre sur son balcon; sa surprise ne fut pas mince en voyant que le passage d'un obus avait descellé et emporté la plus grande partie de la balustrade en fer et fortement écorné la tablette de pierre. Notre ami avait dormi toute la nuit sans que rien ne vint troubler son sommeil ; il n'avait entendu aucun bruit qui pût lui révéler 1'accident dont son balcon était victime ».Ils ne devaient pas être nombreux dans son cas …

Dans la nuit du 25 au 26, ce même rédacteur informe ses lecteurs que « de une heure du matin à trois heures, le gardien de nuit du jardin du Luxembourg a compté soixante-deux projectiles qui lui ont, pour ainsi dire, passé par-dessus la tête ». D'autres, nombreux, étaient déjà tombés dans le jardin quelques jours auparavant, sans éclater : « Vingt-cinq des plus beaux de ceux-là ont été portés hier matin au musée d'artillerie de la place de Saint-Thomas-d'Aquin ».

 

… ainsi que le quartier de Saint-Germain-des-Prés

Le Journal du siège rapporte le 15 janvier qu'« à dix heures, un obus tombait rue du Dragon, dans une cour. On n'a eu à constater ni incendie ni blessures aux personnes qui habitaient les maisons voisines. À une heure, la rue de Rennes a été mise en émoi par une explosion formidable : un projectile venait d'éclater dans un jardin, après avoir presque frôlé la cheminée de la fabrique Virey. Ici encore personne n'a été blessé ».

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Photo de Marville prise vers 1876, montrant la fabrique VIREY au centre, au 142 rue de Rennes. Source vergue.com.

 

Le lendemain, toujours rue de Rennes, au 53, on a frôlé le drame : « Au cinquième étage, un obus a enfoncé le toit, pénétré dans l'appartement où se trouvaient une jeune femme allaitant un enfant de six semaines et son mari. Le projectile a éclaté dans la chambre ; l'enfant et la mère n'ont pas été atteints, mais un morceau de fonte a fortement contusionné le père qui a dû être transporté dans une ambulance ». Et non loin de là « la place Saint-Germain-des-Prés a été atteinte ; vers dix heures et demie, un obus est tombé près du kiosque situé en face de l'église. Les éclats ont été projetés jusqu'au mur du presbytère et jusqu'à la rue du Four. Point de dégâts à constater et personne de blessé ».

Cela recommence au même endroit le 17 : « Il en est tombé un place Saint-Germain-des-Prés, en face l'église. Un homme et un enfant passaient au même moment. L'enfant a été légèrement blessé, mais son père n'a pas été atteint. Dans la petite rue des Ciseaux, un projectile prussien a également éclaté sans causer de dégâts matériels. Sur le presbytère de St-Germain, un obus en tombant a enfoncé le toit, pénétré dans la chambre d'un des vicaires et s'est arrêté sur le lit, où il a éclaté. Le prêtre, qui était sorti pour un instant, a trouvé en rentrant sa chambre à coucher dans l'état le plus déplorable. Le lit était défait, les matelas et les couvertures abîmés, et les éclats de fonte couvraient le parquet ».

Notre journaliste, nous venons d'en apporter la preuve, raffole des faits divers. Le 16 janvier, il ose même l'humour : « Le meilleur moyen de recevoir les obus prussiens est décidément de leur offrir un siège, quand on le peut. C'est ce qu'a fait, avant-hier, un vieux monsieur habitant au troisième étage d'une maison de la rue Condé. Sans dire gare, le projectile pénètre par le toit, défonce le plafond et vient s'asseoir sur une moelleuse bergère placée au coin du feu, en face du maître de céans. Disons pour finir que le visiteur n'a pas commis d'inconvenance et qu'on a pu l'enlever sans le moindre danger ». Et le 17, ce sont les cabinets d'aisance d'une maison commerciale rue de Seine qui ont été « bouleversés » par un « envoi prussien ».

Paradis observe que chaque jour la longueur des tirs augmente, comme s'il s'agissait de battre un record. Le 14 janvier, « l'obus qui a pénétré le plus avant, cette nuit, dans Paris, a éclaté rue Hautefeuille, près la place Saint-André-des-Arts ». Le 16, « l'obus qui a pénétré aujourd'hui le plus avant dans Paris est tombé rue Visconti, près de l'École des Beaux-arts ».

Ainsi vivent les Parisiens en ce mois de janvier 1871. Tout espoir de secours venu des armées extérieures étant perdu, et le stock de vivres s'appréciant désormais en jours plutôt qu'en semaines, la capitulation est inéluctable. Elle aura lieu, mais dans un climat politique agité et à des conditions qui conduiront à un nouveau drame.

(À suivre)

Jean-Pierre Duquesne

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