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SOCIETE HISTORIQUE DU VIe ARRONDISSEMENT

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1870 Le siège de Paris, chronique locale d'un drame national - 4 - Paris assiégé s'organise

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1870

4  Paris assiégé s'organise

 

Si la ville n'est pas préparée à soutenir un siège d'une durée dont nul alors ne peut imaginer qu'elle sera aussi longue, elle n'a pas attendu l'approche des troupes ennemies pour prendre un certain nombre de dispositions, notamment dans le domaine de la santé ou du ravitaillement, et saura s'adapter tant bien que mal au durcissement de la situation.

Les ambulances

La nécessité d'accueillir et de soigner les blessés des combats a dès le début figuré au premier rang des préoccupations des autorités. Aux dispositions gouvernementales se sont ajoutées beaucoup d'initiatives privées dans lesquelles le 6ème arrondissement et ses habitants se sont plus particulièrement distingués, parfois de manière inattendue.

Les Ambulances de la Presse

Leurs origines

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Émile de Girardin, cliché Reutlinger, Le docteur Philippe Ricord, par Gill et Carjat
ParismuséescollectionsAffiche et photo Collection Sh6

Le 17 juillet 1870, jour de la déclaration de guerre à la Prusse, les directeurs des principaux journaux réunis en « assemblée générale de la Presse » décident d'ouvrir « une souscription patriotique en faveur des armées françaises de terre et de mer et de la garde mobile ». Émile de Girardin, grand patron de presse s'il en fut, crée un comité de souscription où l'on retrouve les directeurs du Gaulois, de l'Opinion nationale, de la Liberté, de l'Illustration, de l'Union bretonne, de l'Agence Havas-Bullier. Sous son impulsion l'opération connaît un franc et immédiat succès. Près d'un million deux cent mille francs, une somme considérable, sont levés, principalement auprès des classes moyennes. On en confie la gestion à un comité ad hoc constitué le 30 juillet, le Comité des Ambulances de la Presse, appelé aussi Comité supérieur, à la présidence duquel est placé une personnalité reconnue, le docteur Philippe Ricord.

Né le 10 décembre 1800 à Baltimore, où son père, armateur à la Compagnie des Indes, s'était exilé en 1790, il y entreprend des études de médecine qu'il poursuit à Paris à partir de 1820. Il se spécialise dans le traitement des maladies vénériennes et l'urologie, et s'intéresse aussi aux pratiques chirurgicales d'amputation. Ses nombreuses publications ont assis sa notoriété et il semble que le consensus sur son nom ait été facilement obtenu. Il habite 6 rue de Tournon et y demeurera jusqu'à sa mort le 22 octobre 1889.

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Le 6 rue de Tournon, photo. Atget c. 1900. Parismuséescollections

Il s'entoure de trois personnalités de premier plan. Jean-Nicolas Demarquay, chirurgien en chef, est chargé de la coordination des ambulances mobiles (voir ci-après). Edmond Tarbé des Sablons, directeur du journal Le Gaulois, l'un des promoteurs de la souscription, maintient le contact avec les donateurs. Pierre-Albert Dardenne de la Grangerie, journaliste au Gaulois, au Figaro et au Constitutionnel, remplit la lourde charge de secrétaire général du Comité ; il habite 49 rue Madame, où il mourra prématurément trois ans plus tard.

Le secrétariat proprement dit est assuré par Armand Gouzien, lui aussi journaliste au Gaulois et, qui plus est, musicien, auteur de chansons à la mode, Son entregent est fort utile. Enfin Mgr Paul Bauer est nommé aumônier en chef. Juif hongrois converti au catholicisme après avoir entendu un sermon à Sain-Sulpice, il s'est fait une place, parfois controversée, au sein de la haute société parisienne, devenant l'un des confesseurs de l'impératrice Eugénie. Peu après la chute de l'Empire il jettera sa soutane aux orties et, âgé de 70 ans, convolera avec une actrice.

La Société de secours aux militaires blessés, dont le siège se trouvait au Palais de l'Industrie, au premier étage duquel était installée une ambulance de 1 200 lits.

L'organisation opérationnelle

Le Comité des Ambulances de la presse installe ses bureaux au 49 de la rue Madame, avec à ses côtés ses principaux collaborateurs, le service de la comptabilité, la lingerie, le magasin général et l'aumônerie.

Le dispositif repose sur une combinaison d'ambulances fixes et mobiles, les secondes allant sur le front recueillir les blessés sur les lieux des combats au delà de l'enceinte fortifiée et leur prodiguer les premiers secours, avant de les conduire aux premières où chacun sera soigné selon son état.

Les ambulances fixes sont au nombre de quatre. L'une d'elles s'installe à l'hôtel de Fleury, 28 rue des Saints-Pères, dans les bâtiments de l'École des Ponts et Chaussées, en face de l'hôpital de la Charité (à l'emplacement de l'actuelle faculté de médecine). L'initiative vient de la direction même de l'École, les locaux étant inoccupés jusqu'au 1er novembre, date de la rentrée des élèves. Cent vingt deux blessés peuvent y être accueillis.

Des annexes sont ouvertes dans des maisons aimablement mises à disposition par de riches particuliers. C'est le cas de la baronne Marie-Louise Thenard, qui propose son hôtel particulier 17 rue de Sèvres. Plusieurs praticiens sont attachés à cette ambulance : Charles-Nicolas Houël, chirurgien, professeur à la faculté de médecine de Paris, médecin du lycée Saint-Louis ; Botentuit, médecin ; Maurice Arnaud, pharmacien de 1ère classe ; les sœurs Marie-Caroline et Marie-Gabrielle, infirmières. L'endroit jouit d'un certain prestige : « L'hôtel et l'appartement du comte de Montessuy [autre ambulance annexe, située 190 rue Saint-Dominique], vu leur appropriation exceptionnelle, pourront être destinés à des officiers blessés ». La baronne Thenard avait épousé le fils cadet de Louis-Jacques Thenard, le célèbre chimiste, et tenait elle-même de ses parents une solide fortune qu'elle consacra à des œuvres philanthropiques, dont une cité ouvrière modèle à Clichy. Elle sera sociétaire de notre société, et qui plus est la première femme à l'être. Sa fille Marguerite lui succédera jusqu'à sa mort en 1916. L'hôtel sera démoli en 1934 (voir dans le bulletin n° 26 de l'année 2013 Le numéro 17 de la rue de Sèvres à travers les siècles, par Bernard Guttinger et Jean-Pierre Duquesne).

Et ailleurs dans le 6ème arrondissement

Au palais du Luxembourg

Avant de se séparer, les sénateurs avaient voté à l'unanimité la reconversion provisoire du palais du Luxembourg en ambulance contenant deux cents soixante quinze lits. Toutes les salles sont utilisées, y compris les salons de réception et le bureau présidentiel. Vu l'affluence, la capacité a progressivement été doublée. Les chambres des appartements du Petit-Luxembourg, résidence privée de l'ancien président du Sénat, sont affectées aux officiers. On ne reconnaît plus les lieux : « Dans la cour, plus de carrosses de gala, plus de valets aux riches livrées, plus de messagers chamarrés d'or ».

Des précautions ont été prises pour protéger des dégradations les magnifiques salles du palais. Les panneaux sculptés, peints et dorés sont recouverts de planches de sapin ou de toiles vertes. Dans la grande salle du musée, les toiles ont été retirées de leurs cadres. En ces temps difficiles où toutes les bonnes volontés sont bienvenues, on est à peine étonné d'apprendre que la lingerie est confiée aux soins de la générale de Montfort, l'épouse de l'ancien gouverneur du palais.

Quant au jardin, le voici converti en camp militaire. Partout, des tentes et des feux de bivouac : « Plus de fêtes ! La jeunesse des écoles avait disparu ; elle était aux armées ».

Le financement de l'ambulance est mixte. Annexe de l'ambulance militaire du Val-de-Grâce, elle bénéficie de fonds publics. Mais elle a aussi reçu le produit d'une souscription auprès des anciens sénateurs, sans compter les « nombreux dons d'une centaine de dames du faubourg Saint-Germain ». À ces dons en argent s'ajoutent parfois des dons en nature de la part de personnalités en vue, témoignant de l'engagement général au service des combattants. Ainsi Jenny Richard-Bérenger, l'épouse du commandant du 18ème bataillon de la Garde nationale (voir lettre n°3) ouvre-t-elle une ambulance à son domicile 29-31 quai Voltaire (l'hôtel de Mailly-Nesle), pour soulager celle du Sénat.

Clergé et religieuses

Le clergé parisien n'est pas resté inactif. Dès l'annonce du désastre de Sedan, le curé de Saint-Sulpice, André Hamon, en charge de la paroisse depuis 1851, rappelle auprès de lui ceux de ses vicaires qui se trouvent dispersés pour les vacances. Chacun a pour mission de visiter les ambulances et même d'aller hors des remparts « offrir leur ministère aux mourants et recueillir les blessés », selon les termes de Charles Hamel dans son Histoire de l'église Saint-Sulpice.

La Communauté des Sœurs du Cénacle ouvre une ambulance dans son établissement parisien de la rue du Regard. Six lits sont offerts à la commission des ambulances de la Ville de Paris. Vingt-cinq blessés, dont sept Prussiens, y seront soignés.

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Le curé André Hamon, photo coll. Sh6

Comme ailleurs le ravitaillement devient vite un problème essentiel. Une religieuse, mère Deroudihle, s'en fait l'écho dans son Petit journal du siège. Le pain, le vin, le café et le chocolat ne manquent pas, contrairement au fromage et à la viande. La journée du 13 octobre la marque tout particulièrement : pour la première fois elle mange du cheval, lequel lui aussi vient bientôt à manquer. Non sans humour elle note que « le cheval était une friandise quand nous pouvions en avoir » … À défaut on se contente de pain « composé de son, de riz, d'avoine ». Le 28 septembre est un jour faste : la communauté reçoit 50 livres de morue de la part d'une dame de l'aristocratie ».

 

Quand Sarah Bernhardt joue les infirmières


Les grandes institutions siégeant dans notre arrondissement ont donc largement contribué à l'organisation sanitaire de la capitale assiégée. Le théâtre de l'Odéon mérite une attention particulière, en raison de l'inspiratrice de l'opération, la comédienne Sarah Bernhardt, alors à l'aube de son exceptionnelle carrière, mais déjà appréciée des connaisseurs.

Elle y avait fait ses débuts en janvier 1866 dans le rôle d'Aricie de la Phèdre de Racine, qu'elle y avait connu son premier succès en janvier 1869 lors de la création d'une pièce de François Coppée, Le Passant, succès confirmé en février 1870 dans le rôle principal de L'Autre, une pièce de George Sand bien oubliée aujourd'hui (voir les numéros 19 et 22 de notre Lettre électronique). C'est un rôle d'un tout autre genre qu'elle aborde en ce mois de septembre 1870. Et avec autant de succès. Elle retrace l'épisode avec drôlerie dans ses souvenirs publiés en 1907 sous le titre Ma double vie. Elle n'ignore pas l'impression qu'elle produit sur les hommes et sait en jouer. Ici, ce sera pour la bonne cause.

Or la voilà privée de scène. Pendant l'été les représentations patriotiques ont alterné avec les fermetures. Beaucoup d'acteurs se sont enrôlés dans les armées et les directeurs peinent à distribuer les rôles de jeunes premiers. Et puis, au fur et à mesure que tombent les nouvelles des revers militaires, le cœur n'est plus aux divertissements frivoles. Le 9 septembre les autorités prennent la décision de fermeture générale des théâtres parisiens à partir du lendemain. L'ordonnance est signée par le préfet de police, le comte Émile de Kératry. Aux considérations morales (« Considérant que la Patrie est en deuil et que l’ouverture des théâtres est en contradiction avec l’attitude générale de la population parisienne ») s'ajoutent des préoccupations de sécurité (« Considérant que les théâtres absorbent chaque jour un certain nombre de sapeurs-pompiers qui pourraient être plus utilement employés »). L'article 2 « invite » les directeurs « à faire enlever immédiatement les décors qui se trouvent sur la scène, les bandes d’air, les rideaux, le mobilier, tout ce qui pourrait, en cas d’incendie, attiser le feu et le communiquer aux bâtiments voisins » Et l'article 4 conclut que « les pompiers de service dans les théâtres restent affectés aux besoins ordinaires de la surveillance de la ville ».

À 25 ans Sarah Bernhardt ne se résout pas à ne plus jouer. Il lui faut un rôle. Les dames du monde créent des ambulances un peu partout ? Elle aura la sienne ! L'Odéon étant devenu une coquille vide, c'est là qu'elle l'installe.

 

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Sarah Bernhardt, image coll. Sh6

Mais l'intendance ne suit pas, elle manque de tout de ce qui nécessaire à une telle entreprise. Il lui faut un soutien. Il se trouve que celui qui vient de fermer les théâtres ne lui est pas totalement inconnu. Sa mère, de mœurs légères, avait des amants dans la haute société. Très jeune, elle-même fut introduite dans bien des salons parisiens, à commencer par celui du duc de Morny, le demi-frère de l'Empereur. Elle rencontra un jeune aristocrate breton, qui partit comme lieutenant faire la guerre du Mexique, « joli garçon, spirituel et fringant » : c'était le comte de Kératry, devenu préfet de police. Rien d'étonnant qu'en ayant gardé un tel souvenir, elle ait eu envie de le revoir. Elle sollicite un rendez-vous, elle l'obtient. Elle demande « du pain, du lait, de la viande, des légumes, du sucre du vin, de l'eau-de-vie, des pommes de terre, des œufs, du café ». Il promet à peu près tout ce qu'elle réclame et lui donne un bon pour aller chercher « u sel et d'autres denrées au nouvel opéra ». Il s'agit du futur opéra Garnier, alors en construction, où avait été hébergé un « bureau des denrées ».

Le préfet tient parole, faisant livrer à l'Odéon « dix barriques de vin rouge, deux d'eau-de-vie, trente mille œufs rangés dans des caisses pleines de chaux et de son, cent sacs de café, vingt boîtes de thé, quarante caisses de biscuits Albert, mille boîtes de conserves et quantité d'autres choses ». De grands industriels ne sont pas en reste. Le chocolatier Menier envoie cinq cents livres de chocolat. Un de ses anciens amants, minotier, fait don de vingt sacs de farine. Félix Potin se fend de « deux tonneaux de raisin sec, cent boîtes de sardines, trois sacs de riz, deux sacs de lentilles et vingt pains de sucre ». Le baron de Rothschild apporte « deux barriques d'eau-de-vie et cent bouteilles de son vin pour … les convalescents ». Une camarade d'enfance, ayant « épousé un riche gentilhomme campagnard qui s'occupait de ses fermes, très nombreuses paraît-il », livre « cinquante boîtes de fer-blanc renfermant chacune quatre livres de beurre salé ».

Il faut certes nourrir les blessés, mais aussi les vêtir et les soigner. Elle rafle en solde deux cents gilets de flanelle. Une grand-tante hollandaise (du côté de son père) lui fait parvenir par l'intermédiaire de l'ambassadeur des Pays-Bas « trois cents chemises de nuit en magnifique toile de son pays et cent paires de draps ». Et c'est au palais de l'Industrie, vestige de l'exposition universelle de 1855 démoli en 1896 pour permettre l'édification des Grand et Petit Palais, qu'elle s'approvisionne en linge de pansement et charpie, produits alors à la base du traitement des blessures.

Cette énumération donne un peu le vertige, mais c'est en réalité une structure très modeste qui administre cette ambulance. Côté repas, «ma cuisinière s'était installée au foyer du public. Je lui avais acheté un immense fourneau et elle pouvait faire des soupes et des tisanes pour cinquante hommes ». Côté soins, « son mari [celui de la cuisinière] était chef infirmier ; je lui avais adjoint deux aides ». Elle-même et deux amies tenaient lieu d'infirmières et assuraient les gardes de nuit par roulement. L'une, Mme Guérard, est la femme de son parrain l'autre, Louise-Estelle Lambquin, une comédienne transfuge de la Comédie-Française qui « jouait les duègnes à l'Odéon. […] Elle avait le verbe haut et la conversation gauloise, […] mais elle était bonne, active, alerte et dévouée ». Le baron Larrey, fils du fameux chirurgien militaire de Napoléon Ier, lui-même médecin en chef de l'armée et l'un des médecins de Napoléon III, passe de temps en temps en tournée d'inspection.

Elle semble avoir très bien su mener son affaire, ce qui a priori n'allait pas de soi pour une personne non préparée à ce type de responsabilité. Elle se trouve à la tête de soixante lits, bientôt portés à soixante-dix. Elle a installé les soldats dans les foyers des artistes et du public, et les officiers dans la salle du buffet du théâtre. Elle joue aussi les consolatrices, mais semble avoir parfois trié ses préférés selon leur aspect physique … Son œil connaisseur s'est même posé sur « le jeune prêtre de Saint-Sulpice attaché à mon ambulance », qu'elle a convié, le soir de Noël, à partager le souper amélioré qu'elle a fait préparer. Il y a cinq mètres de boudin blanc, vingt brioches et de grands bols de punch. « Le jeune curé de Saint-Sulpice accepta un petit morceau de brioche, une goutte de vin blanc et partit. Oh ! qu'il était charmant et bon, ce jeune curé ! […] Pauvre petit curé de Sain-Sulpice ! Il fut fusillé par les communards, et j'ai pleuré des jours et des jours l'assassinat du petit curé de Sain-Sulpice ».

Le hasard lui envoie début janvier un jeune élève de l'École polytechnique, Ferdinand Foch. Dans sa biographie de Sarah Bernhardt, Hélène Tierchant raconte qu'il lui demanda à sa sortie une photo dédicacée. Aucun des deux ne pouvait se douter de la célébrité qui les entourerait cinquante ans plus tard.

Tout bénévole que soit ce petit monde de bonne volonté, il lui faut rendre des comptes et tenir « un livre que je présentais chaque jour à un sergent du Val-de-Grâce qui venait savoir si j'avais des rentrants, des morts ou des sortants ». Pour ce travail de secrétariat, elle s'appuie sur « mes amis qui faisaient leur service sur les remparts et venaient […] pendant leurs heures loisibles ».

Telle fut la parenthèse humanitaire de celle qui s'était choisi pour devise « Quand même », que Victor Hugo surnommait « La Voix d'or » et d'autres appelaient « La Divine ». Quand René Viviani lui remettra la croix de la Légion d'honneur en 1914, il évoquera cet épisode et le placera sur le même plan que ses succès artistiques pour justifier une distinction à l'époque encore très rare pour une femme.

Ce bel élan de solidarité nationale n'efface pas pour autant les difficultés croissantes rencontrées par la population. La situation politique ne cesse de se durcir au cours du mois d'octobre et la perspective des élections municipales de début novembre déclenche une effervescence quasi insurrectionnelle.

 

La vie quotidienne

 

La vie s'organise ...

 

Le ravitaillement

Si la ville n'est pas préparée à soutenir un siège d'une durée dont nul alors ne peut imaginer qu'elle sera aussi longue, elle a néanmoins pris un certain nombre de dispositions pour protéger la population, notamment dans le domaine essentiel du ravitaillement. Les magasins sont pourvus de grandes quantités de blé et de farine. Pour pallier le risque potentiel de ne plus pouvoir accéder à une partie des moulins situés en banlieue, on a commandé et installé des dizaines de meules intra muros. On croit la perspective d'une pénurie de pain conjurée, mais le temps passe et nous avons cité plus haut un témoignage de fabrication de pain à base de farine de riz ou d'avoine, voire de son.

 

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Boucheries « canine et féline » au marché Saint-Germain, gravures coll. Christian Chevalier

Dans les jardins du Luxembourg, le bétail côtoie les bivouacs, et les poules s'ébattent entre les arbres à la recherche de nourriture. Au début du moins, car leur nombre diminue au fur et à mesure que passent les semaines. Les Parisiens les plus chanceux ou les plus fortunés découvrent alors les saveurs inédites des animaux du Jardin des Plantes, avant d'apprendre à cuisiner le chien, puis le rat.

 

Pas tous logés à la même enseigne

Comme de tout temps en pareille circonstance, tous ne sont pas logés à la même enseigne. Les restrictions épargnent certains privilégiés. Les témoignages ne manquent pas, mais la prudence est de mise, car derrière les notations en apparence anodine peuvent se cacher de mesquins règlements de compte. Ernest Renan en fait les frais. Ces Messieurs de Saint-Sulpice ne lui ont pas pardonné d'avoir renoncé à l'état ecclésiastique après avoir suivi leur enseignement au Séminaire qu'ils dirigent. Dans leur Saint-Sulpice pendant la guerre et la Commune, paru en 1909, ils notent qu'au bout de deux mois de siège, « en dehors des malades, il n'y eut plus de viande de boucherie que pour quelques privilégiés. Certains intellectuels par exemple, dont était M. Renan, continuèrent à se réunir tous les quinze jours au restaurant Brébant, et ne s'aperçurent pas une fois qu'ils dînaient dans une ville de deux millions d'âmes assiégée. C'est ce qu'ils ont fait graver sur une médaille d'or ». Il y a sans doute une part de malveillance dans le propos. Ils n'épargnent pas pour autant les officiels : « On abat veaux et moutons dans les caves de l'Hôtel de Ville pour fournir la table des membres du gouvernement ».

En contrepoint ils relèvent la frugalité du clergé ordinaire « qui fit comme faisaient les bonnes gens et mangea lui aussi les plus tristes choses ». Le curé de Saint-Sulpice est cité en exemple : « Dès le 4 novembre on vit paraître sur la table du presbytère un gigot de chien. Un jour qu'on avait fait cadeau à M. le Curé d'un morceau de bœuf, il l'apporta bien vite au Séminaire afin qu'on l'apprêtât pour quelque malade ».

 

La défense civile

Dès le 19 septembre est créée une Commission des barricades présidée par Henri Rochefort, alors ministre sans portefeuille. Sa mission est de coordonner les initiatives spontanées qui ont surgi ici et là et éviter ainsi les risques de trouble intérieur.

 

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Henri Rochefort et la commission des barricades. Gravure Sh6 et affiche Parismuséescollections

Une affiche datée du 29 septembre précise que celles qui auraient déjà été élevées sans l'accord des autorités seront démantelées. De son côté la municipalité du 6ème arrondissement invite par vois d'affiche « les citoyens qui désireraient coopérer à la construction des barricades intérieures dans l'intérêt de la défense de Paris » à se mettre en rapport avec le citoyen Rocher, représentant de la Commission des barricades pour le 6ème, « qui se tiendra tous les soirs à leur disposition à partir de 20 heures rue Saint-Benoît, 10, salle de l'École des Frères ».

 

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Affiche coll. Sh6

 Antoine Rocher exerce la profession de publiciste après avoir été employé de la Compagnie des chemins de fer de Lyon, et demeure 18 rue Racine. La section du Panthéon de l'Internationale, dont il est membre, a émis le vœu d'ouvrir une souscription destinée à offrir un canon pour la défense de Paris : c'est chez lui que sont accueillies les personnes souhaitant y participer. Dans quelques mois, ce sera un Communard déterminé.

Les barricades anti-envahisseurs ne seront pas construites, mais le gouvernement n'en renforce pas moins les dispositifs de défense civile. À deux pas, sur les quais, « un puits va être percé devant la rotonde de l'Institut. Les ingénieurs de la ville ont, en effet, signalé en cet endroit l'existence d'une nappe d'eau potable recouverte d'une couche de terrains faciles à percer ». On en fore ailleurs dans Paris, on les appellera les puits municipaux.

De même organise-t-on la protection, contre les bombardements redoutés, des bâtiments renfermant des biens de valeur. L'École des beaux-arts s'inspire de ce qui a été entrepris au musée du Louvre : « des jardiniers et des hommes de journée sont occupés à remplir de terre des sacs de grosse toile. Ils les disposent dans les ouvertures de fenêtres qui éclairent les galeries où sont exposés les antiques ».

L'École des Mines n'est pas en reste. Le 11 septembre, par décision ministérielle de la veille, tous les jeunes ingénieurs frais émoulus présents à Paris sont incorporés dans un bataillon de mineurs-auxiliaires du génie. Leur mission consiste à veiller au maintien en bon état des souterrains reliant à Paris les forts de Vanves, Montrouge et Ivry, à travers les anciennes carrières qui truffent le sous-sol de la capitale. Deux d'entre eux seront tués. Et comme ailleurs, on prend soin d'occulter les soupiraux de l'École.

La monnaie

Les rois faisaient frapper des monnaies à leur effigie, façon efficace d'affirmer leur puissance. La République n'a pas fait autre chose, les figures allégoriques se substituant aux profils des souverains déchus. Le 25 septembre, Jacques-Henry Paradis, que nous avons déjà rencontré, note dans son journal que « la Monnaie frappe depuis quelques jours des pièces de 5 francs à l'effigie de la République ; on a repris le coin de 1848 : une tête couronnée d'épis. Au revers figure la couronne de laurier et de chêne. Sur l'exergue de la pièce, on lit: Dieu protège la France ! Espérons tous que cela sera ». Les ateliers du quai de Conti continuent donc à couler du métal, signe que, quoiqu'il arrive, l'activité économique doit disposer des moyens de tourner.

 

Des édiles en première ligne

Les maires et leurs collaborateurs ne ménagent pas leur peine pour gérer au mieux la pénurie, éviter le désordre qui souvent en résulte, et maintenir autant que faire se peut l'équité des distributions. Pour transmettre leurs décisions à la population, ils ne disposent pas des moyens actuels de communication par radio ou téléphone. Si dans les villages le tambour de ville se chargeait alors, et pour longtemps encore, d'annoncer d'une voix de stentor les nouvelles, bonnes ou mauvaises, cela n'était pas possible en milieu urbain. C'est la grande époque de l'affiche et Paris encerclé en fait un large usage. Notre société en conserve dans son fonds documentaire un lot précieux. Elles permettent de reconstituer de façon saisissante ce qu'a été durant cette période l'existence des habitants de notre quartier. Tous les aspects de la vie quotidienne y sont traités.

Mesures de sécurité et d'ordre public

Le 14 janvier, au plus fort des bombardements (nous y reviendrons dans un prochain numéro), sont affichées plusieurs directives applicables en cas de bombardement. On y trouve l'adresse des sept postes de pompiers de l'arrondissement : la caserne de la rue de Vieux-Colombier, évidemment, mais aussi à l'École des Beaux-arts, au palais du Luxembourg, à l'église Notre-Dame-des-Champs, boulevard du Montparnasse (sans autre précision), à l'École des Mines et au couvent des Carmes rue d'Assas. On peut s'adresser aussi aux trois postes de gardes nationaux basés dans les bureaux du chemin de fer de Lyon, 59 rue Bonaparte, au collège Stanislas, et au théâtre de l'Odéon. S'il s'agit d'un écroulement d'immeuble, il faut contacter à la Mairie le bureau d'architectes et d'ingénieurs dépendant de la Commission des barricades. Les blessés doivent être dirigés sur les ambulances.

Le 16 janvier, le maire complète ces dispositions en rappelant l'obligation de laisser « entr'ouvertes pendant la durée du bombardement les portes donnant sur la voie publique ». Le but est bien sûr de permettre aux malchanceux qui se trouveraient pris sous les obus de trouver un refuge, et ce « de 7 h. du matin à 11 h. du soir ». Les gardes civiques et nationaux sont chargés d'exécuter cette mesure et de signaler à la Mairie les contrevenants, car « rien ne saurait excuser la résistance des propriétaires et concierges, même fondée sur la crainte des maraudeurs, quand cette résistance compromet la vie des citoyens ».

Une autre affiche, non datée, mais postérieure aux précédentes car elle y fait référence, donne des conseils pratiques en cas de bombardement : « abandonner les étages supérieurs, se réfugier dans les étages inférieurs des maisons qui ont quatre ou cinq étages, se réfugier dans les caves des maisons qui ont une hauteur moindre ». Et comme les obus prennent principalement pour cible la rive gauche, il est prévu que « les citoyens qui, par leur devoir ou leurs occupations, ne sont pas retenus dans notre quartier, trouveront asile dans les arrondissements du centre de Paris ».

 

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Extrait d’une affiche coll. Sh6

 

L'alimentation

La viande

Dès le 6 octobre le gouvernement crée des boucheries municipales censées garantir une distribution équitable entre habitants. Le système ne donne que moyennement satisfaction, notamment dans le 6ème arrondissement. Après enquête le maire d'arrondissement décide de compléter le, dispositif en s'appuyant aussi sur les boucheries traditionnelles. Il en publie la liste sur une affiche, malheureusement non datée. Nous apprenons que l'arrondissement compte alors 69 boucheries.

Elles sont réparties en 23 sections de 3 boucheries chacune. Les habitants doivent s'inscrire à la mairie en indiquant la (ou les) boutique de son choix. On leur délivrera une carte nominative.

 

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Carte de boucherie, 27 rue Madame, coll. Sh6

 

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Extrait d’une affiche, coll. Sh6

 

Les détenteurs d'une carte ne pourront plus s'approvisionner auprès des boucheries municipales pendant un mois. La carte mentionnera aussi le nombre de rations quotidiennes que son détenteur est en droit d'obtenir. Les prix sont alignés sur ceux pratiqués par les boucheries municipales. Les contrevenants au règlement seront fermés. On note avec amusement que certains établissements existent toujours aux adresses de l'époque (par exemple rue de Sèvres), et avec étonnement la présence de 3 boucheries rue du Dragon, rue Dauphine ou rue de l'École-de-Médecine, de 2 rue Mazarine ou rue Bréa. Mais nous allons voir que la carte de boucherie a d'autres usages.

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Le ravitaillement de Paris, boulevard Saint-Michel, gravure coll. Sh6

 

Le pain

Les réserves de farine ne sont pas inépuisables. On se résout à mélanger la farine blanche à du son, c'est à dire l'enveloppe du grain de blé. Très prisé aujourd'hui pour ses valeurs nutritives, ce mélange constituait à l'époque un pis aller, dont il fallait réglementer la distribution. En novembre 1870, le ministre de l'Agriculture et du Commerce, Joseph Magnin, réglemente par voie d'affichage la distribution de cette précieuse mouture, chaque moulin (on en recense alors 19 intra muros et 10 dans les communes limitrophes incluses dans la zone assiégée) ne pouvant approvisionner que des arrondissements bien déterminés. Le 6ème arrondissement, tout comme les1er, 2ème, 3ème et 4ème arrondissements, doit s'adresser directement à la Halle aux Blés, qui a ses propres moulins.

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Carte de distribution de pain, coll. Sh
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Mal endémique des périodes de rationnement, les abus se multiplient. Le maire intervient pour « empêcher les approvisionnements exagérés de pain que font certaines personnes et réserver, autant que possible, aux habitants du 6ème arrondissement le pain qui y est fabriqué ». Charité bien ordonnée … Une affiche datée du 14 janvier 1871 subordonne astucieusement la livraison de pain à la présentation de … la carte de boucherie, ce qui répond au double objectif de contrôler la quantité délivrée et l'adresse du client.

 

Le combustible

Le bois

L'hiver 1870-1871 compte parmi les plus rigoureux qu'ait connus la capitale et la question du chauffage des habitations appelle des réponses urgentes. Le mardi 3 janvier le maire informe la population du 6ème que les citoyens ayant au moins deux enfants de moins de dix ans peuvent se faire délivrer le jour même une ration de 25 kg de bois non scié chez M. Fauvage, 30 boulevard du Montparnasse. Ici encore, il faudra justifier de sa situation de famille en présentant la fameuse carte de boucherie, décidément bien utile !

La même disposition s'applique aux personnes malades munies d'un certificat médical. Dans ce cas il faut présenter « un certificat de médecin » au chantier municipal de la rue du Pont-de-Lodi.

Le lendemain mercredi 4 janvier, six autres chantiers municipaux sont ouverts à la distribution de bois. Ils se trouvent 1 rue Duguay-Trouin, 45 et 103 rue de Rennes (cette dernière adresse à l'angle de la rue d'Assas), à la Grande serre du Luxembourg rue de l'Abbé-de-l'Épée prolongée (aujourd'hui rue Auguste-Comte), à l'École des Beaux-arts et dans la cour de l'Institut. Priorité sera donnée aux familles d'au moins un enfant (avec bien sûr présentation de la carte de boucherie) ou aux porteurs de certificats de médecin.

La ration de 25 kg non sciée est vendue au prix unique de 1 fr. 50 pour le bois sec et seulement 1 fr. 25 de bois vert. Dans les deux cas s'applique une majoration de 50 centimes si on veut du bois scié

Le charbon de bois

Le « gaz à tous les étages » n'existe pas encore et le charbon de bois est le combustible utilisé pour chauffer les aliments. Comme pour le reste, la conjonction de la pénurie et des abus rend nécessaire une réglementation municipale. Une affiche de novembre apprend que « le Gouvernement a mis à la disposition de la Municipalité du 6ème arrondissement 320 hectolitres de charbon de bois, destinés à être distribués à 3 200 ménages de l'arrondissement, à raison de 10 litres par ménage, et au prix de 10 centimes le litre ». Priorité est donc donnée aux « familles peu aisées qui, ne prenant pas de viande cuite aux cuisines nationales, ont besoin de charbon de bois pour cuire leurs aliments ». Il faut s'inscrire à la Mairie sur un registre spécial, du jeudi 17 au samedi 19 novembre. La vente a lieu à partir du mardi 22, de 9 heures du matin à 4 heures du soir, 103 rue de Rennes (là même où on distribue aussi le bois). Si d'aventure le nombre des ayants droit excédait la quantité disponible, les familles les plus nombreuses seraient servies en priorité.

La logistique de l'opération a été minutieusement préparée, comme en témoigne une deuxième affiche datée du 20 novembre. Les personnes inscrites doivent se présenter munies d'un sac. La distribution s'étalera du mardi 22 au dimanche 27 inclus. Les inscrits sont classés par ordre alphabétique et répartis par journée en fonction de l'initiale de leur nom ; A, B et C le mardi, D, E et F le mercredi, et ainsi de suite. Ce souci du détail mérite d'être souligné.

Le coke

Les machines à laver n'ont pas encore fait leur apparition et le lavage du linge est confié aux blanchisseuses. Lesquelles, pour faire bouillir leurs lessives, utilisent le coke, dérivé de la houille par élimination d'une partie de ses impuretés. Là aussi la pénurie nécessite la mise en place d'un rationnement, un peu plus tardif il est vrai, annoncé par voie d'affichage le lundi 26 décembre. Il faut s'inscrire à la mairie les mercredi 28 et jeudi 29 décembre et justifier sa demande en présentant soit, encore elle, la carte de boucherie, s'il s'agit d'une blanchisseuse employée de maison, soit une feuille de patente, dans le cas d'un établissement de blanchisserie. Le prix est fixé à 50 centimes le décalitre. La distribution a lieu les vendredi 30 et samedi 31, de 9 heures à midi, et là encore 103 rue de Rennes.

On servira le vendredi les 150 premiers inscrits, les 150 suivants le samedi. Ce sera tout, car « la Municipalité regrette de ne pouvoir étendre cette répartition à tous ses concitoyens ; mais il lui est délivré une si petite quantité de coke, qu'il ne lui pas possible, pour l'instant, de faire davantage ».

 

30 blanchisseuses coke 1871 400
Avis aux blanchisseuses, signée par le maire Hérisson. Affiche coll. Sh6.

 

Ainsi se déroule la vie quotidienne des Parisiens. Tous pourtant ne se résignent pas à leur sort, et l'automne, puis l'hiver vont connaître mouvements de rue et fièvre électorale …

 

(À suivre)

Jean-Pierre Duquesne

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